On peut y découvrir le plan original de l’unique flèche de la cathédrale, ses sculptures mises à l’abri, des tapisseries des riches maisons bougeoises du XVème siècle, et des vitraux intacts des siècles écoulés, mais rien n’égale à mes yeux, la promenade au Jardinet de Paradis où se tient la Vierge lisant.
Elle lit. Chacun s’active autour d’elle. Le coeur du monde de cet univers apparemment clos bat son rythme régulier. Mais elle n’en est pas troublée, la belle. Elle lit. Le livre qui la captive, capte notre propre regard par sa couverture écarlate. Elle soutient l’ouvrage de sa main droite tandis que les doigts graciles de sa main gauche suivent les lignes aperçues.
C’est un minuscule tableau.
Le peintre qui l’a réalisé n’a pas de nom. Est-ce important? Comme il fallait bien qu’il en ait un, on l’a désigné par « Le Maître du Jardin de Paradis », Meister des Paradiesgärtleins. Encore plus beau qu’un patronyme, n’est-ce pas? Sa peinture sur bois appartient au musée de Francfort qui l’a prêtée au Musée de l’oeuvre de Notre Dame de Strasbourg, à l’occasion de son exposition: Strasbourg 1400 , un foyer d’art dans l’Europe gothique.
Elle lit, la sereine au front couronné d’or, le visage incliné vers le mot qu’elle désigne.
Entre profane et sacré, elle lit. Le Livre ou un livre? Un incunable à la reliure rouge comme la vie? Il est sans doute trop tôt pour parler d’incunable. Alors quoi?
Nous sommes entre 1410 et 1420.
Un incunable est le nom donné aux éditions du XVème siècle parce qu’elles ont été réalisées à l’époque où l’imprimerie était au berceau (incunabula en latin). C’est un livre imprimé par Gutenberg vers 1440-50 jusqu’à la fin du premier siècle de la typographie en 1500, soit une période d’environ 60 ans pour la France. (source Wikipedia)
Qu’importe. Elle lit tandis que son enfant joue -dans tous les sens du terme- elle lit tandis que « les suivantes » ou les saintes qui l’accompagnent, cueillent des fruits autorisés aux arbres de l’été, elle lit tandis qu’est puisée l’eau au puits source de vie, elle lit, tandis que les héros vainqueurs de tous les dangers se reposent enfin au jardin apaisé (cf, le petit dragon, le singe, Saint Georges, et tous les autres, peut-être Saint Michel et Saint Sébastien, discrets, presque anonymes dans le coin, en bas, à droite).
Elle est peinte sans auréole, les jeunes femmes qui l’entourent semblent sorties de la vraie vie…
Elle lit, la belle liseuse du Jardin de Paradis.
Comme le feront sans doute, d’autres liseuses cet été, dans les jardins en fleurs…
Il faut absolument, et voilà une belle et bonne raison supplémentaire, que je retourne à Strasbourg avant le 6 juillet!
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Lire dans un jardin en fleurs, même si ce n’est pas le paradis, on en est jamais très loin ! Pas très loin d’un saule… par un jour de brise chaude…
La peinture du moyen âge à quelque chose d’étrange, j’ai parfois l’impression quelle a déjà bousculé les règles de la perspectives : la table, Matisse ne l’aurait pas dessinée autrement, peut-être le plateau d’avantage penchée, mettant le verre dans un équilibre encore plus improbable…
Et puis chaque centimètre carré est symbolique et a quelque chose à raconter…
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Vous avez raison, cher Jeandler, de projeter un petit tour à Strasbourg.
J’aime bien votre remarque, Sandrine et je renvoie à cet égard, quelques lignes de l’encyclopédie Encarta sur la perspective/ « à partir du XIVe siècle, selon les codes picturaux de chaque pays, les innovations ne seront pas homogènes. Alors qu’en France on pratique au XVe siècle la « perspective curviligne » (Jean Fouquet), où l’image semble être projetée sur une lentille convexe comme l’œil, les Italiens ont depuis 1344 environ, avec les frères Lorenzetti, fait des avancées considérables vers les idées de la perspective moderne, dont les règles, qui seront dès lors considérées comme des lois, vont être énoncées par l’architecte florentin Filippo Brunelleschi dans une série d’expériences poursuivies de 1417 à 1420. »
Mais de toute façon, ce qui est passionnant dans l’art gothique raffiné de l’époque, c’est la liberté que prend l’artiste, l’humour, les genres mêlés, les anachronismes dont les peintres sont friands. Iconographie et peinture profane. Perspective du mur d’enceinte et non respect de celle-ci pour donner à voir à plat ce qui est sur la table, et que dire de ce groupe de héros fatigués qui n’ont plus rien à défendre dans ce jardin? Le dragon de ST Georges, minuscule, renversé, les pattes l’air, en fait un si dérisoire démon! Joli rappel aussi du fruit défendu à présent autorisé. Il semble qu’ici il s’agisse de cerises…Quant à l’image de la femme captivée par la lecture de ce livre sans titre…saintes écritures ou ballades de Christine de Pisan(1364-1431)…tout un programme!
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Tu es notre magnifique guide dans cette expo! Un vrai plaisir de lire tes commentaires.
Mais, Paradis? Dans ce magnifique jardin clos de murailles qui semblent infranchissables?
Oui, sans doute, en dehors des murs du chateau, il n’y a pas de félicité possible. Au fait le jardin est-il en dehors ou à l’intérieur du chateau? la perspective est encore bien incertaine….Mais le plaisir que nous avons en regardant ce petit chef d’oeuvre de tranquillité passe bien avant tout le reste. Merci encore pour toutes tes infos sans cesse renouvellées.
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Merci Brigitte. C’est le moins que je puisse dire devant ces mots si aimables.
Pour ce qui est du jardin clos…au fait, savons-nous s’il l’est vraiment?
Le premier plan nous fait entrer directement dans l’univers qu’il contient.
Et s’il était largement ouvert, au contraire? Et si le monde extérieur communiquait avec lui et que les murailles ne soient que vestiges? Et si c’était à nous d’en fixer la finitude ou la clôture?
En tout cas, nous qui regardons le tableau, que nous le voulions ou non, nous en faisons partie et nous ouvrons et refermons à notre gré, la porte derrière nous.
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Si la clôture est incertaine, la limite, elle, est bien là. Vous n’allez pas me croire mais ce qui me surprend le plus est cet instrument aratoire, solidement relié par une chaîne à une sorte de boîte qui a dû contenir du terreau. La confiance ne règne pas, le propriétaire n’est pas un tendre.
Il est probable que nous sommes au sommet d’une tour bien gardée, la cime se détachant sur le bleu du ciel laissant peu de doute.
Quelle que soit l’ampleur de la bataille qui a eu ou aura lieu plus bas, l’espace de liberté (la lecture, le jeu, la palabre, etc.) reste maigre. L’important est de bien garder sa dame au chaud; elle lit? grand bien lui fasse! L’enfant (un garçon) est en bonne santé, c’est l’essentiel.
Mais voilà donc une lecture de ce tableau un peu trop romantique. Je ne vais pas vous assommer en écrivant exactement l’inverse, mais il me semble que ce serait tout aussi plausible. En conclusion, voici pourquoi devant ces œuvres il est possible de rester des heures (c’est le cas de le dire); tout est signe, à foison, la curiosité ne peut faiblir. Fantastique, réellement!
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Après les énigmes du samedi les bijoux du dimanche…
Merci Chantal.
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Merci pour toute ces précisions…
Ce tableau se lit un peu comme un livre d’images ouvert devant nous…
Un livre sans texte qui aurait des tas de choses à raconter un peu comme l’illustration d’une histoire mêlant le symbolisme, le réel et le merveilleux… La seule chose qui me surprenne, c’est l’absence d’eau dans ce jardin foisonnant qui me fait résolument l’effet d’être suspendu dans le ciel.
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Mais l’eau est bien là, Sandrine, dans ce bassin qui s’écoule et où une jeune femme puise à l’aide d’une louche en bois. Ce que Dom.A prend peut-être pour une sorte de boîte contenant du terreau est en fait un bassin d’où l’eau s’écoule par un conduit de bois sur lequel est perché un oiseau.
Mais au fond, ne sommes-nous pas le vrai propriétaire (celui qui n’est pas tendre, d’après Dom.A), de ce jardin tranquille? Car le regard que nous portons sur cet Eden retrouvé et juché ( peut-être en équilibre précaire sur l’azur du ciel), le rend totalement dépendant de ce regard et de l’attention que nous lui portons.
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En effet, je ne l’avais pas vue : je croyais, comme Dom A, que c’était du terreau, sachant qu’au Moyen âge, il n’était pas rare de surélever les cultures pour que la terre se réchauffe plus vite ! Ma culture personnelle des potagers du Moyen âge a trompé ma lecture…
En perdant notre regard dans ce jardin, nous nous l’approprions chacun différemment (en raison de l’intériorité personnelle et de culture différente de chacun sans doute…) et sans l’attention portée par le spectateur actif, ce jardin n’existerait pas vraiment, pas complètement. En fait, la peinture va bien au delà de son support : elle déborde du tableau… L’enclos partiellement représenté invitait déjà, il me semble à achever mentalement la peinture, à glisser vers la rêverie…
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Tout d’abord la reproduction n’est pas précise, ce qui ne facilite pas vraiment le décryptage et explique tout-à-fait les méprises. Je m’en excuse infiniment, mais comment faire autrement, n’est-ce pas?
Pour clore cet échange à propos de ce tableau, je dirais qu’il me semble que devant toute oeuvre, avant que de chercher à se l’approprier, avant même de commencer à rêver à partir d’elle, et avant de la laisser naviguer sur nos subjectivités respectives, il est nécessaire de la regarder à plat; on pourrait dire sans effet de perspective, sans croiser nos références et le jeu de nos constructions mentales, démarches qui interviendront très légitimement plus tard.
Sinon, on peut dire n’importe quoi et son contraire. Et pourquoi pas d’ailleurs?
Mais pour ce qui me concerne, je crois qu’au tout début, il faut essayer de regarder ce qui est donné à voir le plus « neutrement » possible. Qu’y a-t-il sur ce tableau? Un jardin cerné de murs crènelés sur deux côtés. Une femme portant une couronne, vêtue de bleu, assise sur un coussin rouge posé à même le sol. Un enfant joue d’un instrument qu’on ne connaît plus guère.
Dans le coin, en bas, à notre droite, des hommes se tiennent à l’ombre d’un arbre. Mais curieusement observez bien, l’arbre semble suspendu! Comme tenu en l’air par un personnage, debout. Vraiment curieux!. Plutôt drôle alors, cet arbre au feuillage vivant servant de parasol?
A y regarder de plus près, le groupe d’hommes assis est étrange aussi. Leurs visages témoignent d’une forme de contentement de soi.
Et plus on observera à plat, plus on s’apercevra que quelque chose détonne dans ce coin par rapport au sérieux du reste du tableau.
Alors on va s’interroger, autant que faire se peut, et chercher identifier les personnages.
Si facile avec Google!
Un dragon les pattes en l’air, une lance….Tiens voilà St Georges. Mais d’habitude, le dragon est tout de même plus impressionnant! L’artiste se moquerait-il de ces héros satisfaits d’eux-mêmes?
Mais bien sûr! De tout temps, les héros finissent pas être fatigués…
Le peintre se distancie de sa toile hagiographique et nous aussi.
J’abrège, sinon, je vais écrire tout un livre sur ce tableau!
Mais alors peut commencer l’appropriation. Vous êtes entrés dans l’univers du peintre, dans son propre questionnement, au coeur de son époque. Vous ressentez les correspondances opérant l’universalité et l’intemporalité de la toile, mais prudemment, sans hâte, sans viol d’intimité, sans déformation intempestive. Vous empruntez alors une sorte de chemin intiatique qui permet la vraie rencontre avec cet autre séparé de nous par son oeuvre, son art et le temps.
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Je ne me lasse pas de vous lire !
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Au sujet du jardin, ce ne peut être qu’une enclosure, un enclos et donc être nécessairement fermé, je dirais par définition. C’est une parcelle du Paradis sur Terre et par conséquent devant être protégé. En tapisserie, on parlerait d’un « Mille fleurs ».
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Tout-à-fait, tout-à-fait, cela renvoie aux tapisseries « milles fleurs ».
Quant à l’enclosure…le peintre n’en montre rien. A chacun de voir …D’ailleurs « la parcelle de paradis » ne risque rien, si bien gardée par nos héros du coin à droite!
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