Houellebecq: « anéantir »…

Quand dire, c’est faire

Sans chercher à parcourir les méandres de théories linguistiques, on ne peut que s’étonner du choix du titre du dernier livre de Michel Houellebecq, paru aux éditions Flammarion, le 7 janvier dernier: « anéantir », infinitif performatif, c’est-à-dire un énoncé en lui-même action, (dire, c’est faire, selon Austin), sans majuscule; « anéantir », donc, comme seul survivant, rescapé d’entre les mots d’une phrase déjà livrée au néant! Et s’étonner encore plus que de plus fins analystes que l’auteur de ce billet n’aient relevé le défi de l’expliciter!

‘De ce mot qui détruit et se détruit, qu’en reste-t-il? Nous ne le savons pas », écrit Maurice Blanchot, « Détruire, (dans l’Amitié. Gallimard. 1971. p.135), comment l’entendre- hier, aujourd’hui, ou demain – et n’est-il pas déjà trop tard? Comment entendre ou recevoir la destruction? »

Sachant qu’anéantir, c’est détruire, c’est à dire réduire à néant, vers quel vide absolu Houellebecq conduit-il son lecteur par la seule potentialité d’un infinitif en guise de titre, avant même que d’ouvrir son dernier ouvrage? Lecteur consciencieux que nous sommes, nous l’avons donc ouvert ce gros livre de 730 pages et les premières ne nous ont nullement mis la puce à l’oreille. Nous voici devant une forme narrative semblable à ce qui de nos jours se vend bien, empruntée au moule littéraire anglo-saxon qui, sans aucune considération condescendante, a fait ses preuves, de Tom Wolfe (1987) à John Irving (1998) ou Douglas Kennedy, (2010)

Le monde selon Garp par Irving

et tant d’autres, illustres, permettant à Tanguy Viel d’affirmer sur France culture, dans « Écrire à l’américaine« :  » Les Américains ont un avantage troublant sur nous. Même quand ils placent l’action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulet et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international.. »

N’est-ce pas le choix d’un Houellebecq facétieux que de mêler les genres à la manière de ces romans, thrillers, sociétaux, sentimentaux, satiriques, philosophiques et j’en passe? Bien sûr, l’ouvrage est épais et il semble que le lecteur contemporain qui a besoin d’adrénaline et de rebondissements inattendus, trouve laborieuse la lecture de tant de pages. Ce n’est pourtant pas qu’il en manque de ces rebondissements, au contraire, mais que faire des digressions philosophiques, des rêves longuement détaillés qui distendent l’action au profit d’un arrêt sur image ou catégorie de pensée? C’est qu’il s’agit précisément de la marque de fabrique de l’auteur. Observateur attentif et reconnu de la société jusque dans ses moindres recoins, Houellebecq ne peut s’empêcher de traduire en considérations générales le travail d’un garçon de café, par exemple, dans les restaurants de gare. Et, n’en déplaise à Nelly Kapriélan, dans sa critique du Masque et la plume du 9 janvier 2022, l’humour apparaît toujours à fleur d’écriture, « C’est dans ces brasseries héroïques, dont les serveurs, témoins de tant de détresses, meurent en général jeunes, que reposaient pour la soirée les derniers espoirs culinaires de Paul » ( p.42), comme il surgit encore, transformé en burlesque, dans l’aventure rocambolesque de l’enlèvement du père de l’ Ehpad où il doit finir ses jours, tristement conforme aux traitements dénoncés dans un rapport actuel, et dûment approuvé en famille, par un commando d’extrême droite rompu à ce genre d’exercice!

Mais qui est ce Paul, dont nous venons de parler? Héros de l’histoire, il nous conduit, au gré de ses déambulations, des couloirs et appartements privés de Bercy (Il est le confident du ministre des finances, Bruno Juge,- tiens, même prénom que l’actuel ministre des finances dans la vraie vie du lecteur!), jusqu’à Lyon, où son père est hospitalisé, victime d’un AVC, en passant par la demeure familiale à Villié-Morgon ou par sa résidence parisienne. Et Paul, Paul Raison, est en déshérence matrimoniale. Sa femme, Prudence, a déserté les habitudes communes au profit de rituels végans voire ésotériques inspirés par quelque groupe de méditation en vogue. Paul semble ainsi un homme seul, un peu comme le serait un ‘Étranger à son propre monde. D’ailleurs, n’a-t-il pas toutes les raisons de douter du monde réel qui l’entoure.? La maison familiale, dans le Beaujolais, existe-t-elle vraiment? Rien ne la signale. Pas de taxe d’habitation, pas de téléphone, pas de factures quelles qu’elles soient, rien qui puisse signaler la présence… d’un agent secret! Car le père de Paul, évidemment, fait partie des services secrets et la DGSI, c’est bien connu, fait bien les choses. Mais ne nous égarons pas. Les trames romanesques parviennent toujours à nous entraîner bien plus loin que les réalités ordinaires! Par contre, retrouver chez Houellebecq les filiations intellectuelles depuis ses premiers écrits, voilà qui est passionnant, cachées qu’elles sont sous les mots, les digressions sur l’agriculture, les nombres premiers, les pratiques sexuelles, les agissements des personnages et plus encore! Le désir de Houellebecq de parvenir à livrer à son lecteur, un livre total, immense, qui embrasse tout, du nombre d’or présidant au format du livre, au mystère du temple satanique vénérant Baphomet, et jusqu’à la philosophie de Schopenhauer, mais aussi la disposition des aliments dans le réfrigérateur, les menaces informatiques, les sectes, les marques de produits diététiques, et en prime, une histoire de famille désorientée par la mort imminente du père et qui de ce fait touche chacun d’entre nous, ce désir mégalomane d’auteur démiurge apparaît, insensé et très touchant me semble-t-il, à chaque page.

D’aucuns, par ailleurs, ont critiqué l’absence de style de Houellebecq. Bien étrange si l’on songe à la recherche actuelle en économie des figures de style, des métaphores désuètes et des phrases à rallonge!

Mais pour en revenir à Paul, observons qu’il n’est pas si esseulé qu’il y paraît. Car, même s’il dîne seul à la brasserie de la gare, ou dort seul dans sa chambre d’adolescent de la maison en Beaujolais, il observe (comme Houellebecq, embusqué en narrateur qui règle le bal) et rencontre l’humanité: le ministre Bruno Juge, Cécile, sa très catholique soeur, Olivier, son beau-frère, notaire au chômage, son frère, Aurélien qui répare fil à fil, les tapisseries du Moyen Âge, sa belle-soeur, journaliste de gauche » aussi vaine et cruelle que la cruelle Cruella, ou même l’évanescente Prudence, qui peu à peu se rapproche charnellement de lui, ou encore, sa nièce, Anne-Lise, étudiante escort-girl, qu’il rejoint dans des conditions ubuesques, pour ne pas dire, Houellebelescques qu’il vaut mieux ne pas dévoiler pour les laisser découvrir à qui n’aurait pas encore lu le roman! Humour, quand tu nous tiens ! Tous les pantins de la comedia del arte s’agitent devant nous, personnages secondaires, finalement, car le personnage principal de toute cette histoire, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom, c’est la mort!

Et tandis qu’en arrière-plan, gesticule l’humanité en train d’organiser les prochaines élections présidentielles, les intrigues secondaires font apparaître les groupuscules terroristes occupés à brandir de sibyllines menaces laissant craindre l’anéantissement de la société et s’agitent, sous nos yeux, tout au devant de la scène, les membres d’une famille éprouvée par la maladie du père… c’est la mort qui conduit l’attelage!..

Gravure du peintre Holbein, empruntée par George Sand pour présenter « La mare au diable »

La mort, le passage du réel au néant. L’homme est seul. Seul? Houellebecq ne se résout pas ici à abandonner à la solitude, son héros, qui, comme le père, sera rattrapé par la camarde toujours aux aguets. Tous deux seront accompagnés par des femmes aimantes rendues presque caricaturales par leur postures et leur dévouement illimité. Ce qui permet à l’auteur dans son unique interview, d’affirmer que la littérature, contrairement à ce que l’on croit, est faite de bons sentiments! Dernière facétie ou choix rassurant? Qui sait? De toute façon, les mots ne sont plus là pour le dire. Le père de Paul est aphasique depuis son AVC et Paul, atteint d’un cancer de la mâchoire devrait être amputé de la langue. Ainsi en est-il. Aux portes de la mort, le langage fait défaut. Peut-on conjuguer mourir au présent de l’indicatif? Le performatif existe-t-il? Dire « je meurs », est-ce accomplir l’action de mourir ou se laisser glisser sur l’attelage conduit par la mort? Qui agit? Vers quel néant?

A lire sans attendre l’érudit et drôlatique article de Jordi Bonells: « Houellebecq comme métaphore ou la vache de Borgès. »

Ne pas oublier, valeur sure, la recette des oeufs en meurette, avant le néant.

Don’t Look Up…

Intitulé en français, Déni cosmique, le film dont tout le monde parle en ce mois de janvier 2022, est sorti en salle le 24 décembre dernier, réalisé par Adam McKay avec Leonardo Di Caprio et Jennifer Lawrence incarnant deux astronomes ayant découvert une planète que sa trajectoire amènera à percuter la terre et de ce fait, à anéantir l’humanité.

S’agit-il donc d’un film catastrophe, un de plus ajouté à un catalogue déjà pléthorique renforçant l’addiction des amateurs de SF pessimistes voire de dystopies terrifiantes? Que nenni! Il n’en est rien. Ici, pas d’effets spéciaux, pas d’images spectaculaires à vous glacer le sang. Alors quoi? Calculs précis à la clé, voici pourtant la fin du monde en marche: l’extinction des hommes est prévue dans six mois! Or, (et pardonnez-moi le registre familier), tout le monde s’en fout! Les médias se gaussent de la nouvelle annoncée par de pauvres scientifiques éloignés de leurs labos, pris au piège des faux interviews de présentateurs vedette de la télévision. Les politiques et les hommes d’affaire qui tirent les ficelles du quotidien planétaire, n’ont d’autres préoccupations que d’ajuster leurs stratégies à de potentielles « retombées » économiques issues de l’explosion des richesses cachées au coeur de la planète destructrice. Quant au quidam, mieux vaut pour lui, comme le lui suggère le titre du film, qu’il n’accède pas à la conscience des faits et ne lève pas les yeux sur un ciel d’apocalypse. Et tourne le monde en toute inconscience….Magnifique Meryl Streep en présidente des Etats-Unis, hilare et rassurante…Pourquoi s’inquiéter?

Il est vrai que de la secte juive essénienne des ascètes sous l’autorité de Simon, au premier siècle avant notre ère, jusqu’à José Argüelles, (1939-2011), fondateur de la convergence harmonique

Image dans Infobox.

en passant par Nostradamus (1503-1566) ou même Newton(1642-1727)

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est newton-expo.jpg

qui prévoyait l’apocalypse en 2060, pour ne citer qu’eux en tant que dépositaires des rites et traditions culturelles d’une eschatologie imminente.

Nostradamus représenté en train d'écrire. (ULLSTEIN BILD / ULLSTEIN BILD via GETTYIMAGES)

les Cassandre annonciateurs de fin du monde sont légion, et faute de réalisation tangible, ont fini par lasser un public à qui on ne la fait plus!

C’est cela, le sujet du film. Non pas tant l’approche angoissante de la fin du monde que la façon de traiter toute information de façon dérisoire. Dérision du sujet. Satire de l’ignorance, de la vanité, de la stupidité des médias et des décideurs . D’aucuns diront que la fable est féroce, voire totalement exagérée, trop éloignée de nos réalités, dérèglement climatique, surpopulation, consumérisme suicidaire, carence planétaire de l’eau, etc..autant de problèmes urgents que les hommes responsables se sont décidés à constater à défaut de les régler. Tables rondes, Accords de Paris, congratulations, déception, nouvelles rencontres, nouveaux accords, bref, et tourne, tourne le monde, disais-je un peu plus haut…

Et cela donne un film drôle, irrésistible, dont le titre anglais nous ordonne de ne pas lever les yeux, et singe nos représentations, nos justifications faciles, nos auto-satisfactions complaisantes, nos oreilles et nos yeux bouchés, nos déballages futiles sur des plateaux de tv branchés. Ainsi, l’émission C ce soir du lundi 10 janvier, animée par Karim Rissouli, émission par ailleurs excellente en d’autres soirées, qui avait choisi comme thème, suivant l’actualité brûlante, la critique du film « Don’t Look Up », en était-elle la prolongation ou déjà le remake du film? Devant l’interrogation des participants sur le « pourquoi ne fait-on rien véritablement pour contrecarrer le dérèglement climatique », Sébastien Bohler, docteur en neurosciences,

Où est le sens ? les découvertes sur notre cerveau qui changent l'avenir de notre civilisation

a essayé vainement de décrire le fonctionnement du cerveau humain en quête de dopamine, cette récompense addictive à ses comportements archaïques, pour expliquer d’une certaine façon, l’impossibilité manifeste de lever les yeux sur ce qui ne mène pas à la production d’hormone de plaisir. Mon résumé est forcément simpliste, mais ce que le scientifique tentait de révéler, n’était autre que les fondements des mécanismes réglant les conduites humaines. Comme toujours, lorsqu’on explique les mystères de l’âme humaine par l’observation et les découvertes des neurosciences, l’approche paraît trop réductrice. Et chacun des intervenants, le respecté Denis Olivennes en tête, suivi de la toujours présente Laure Adler et de la souriante Sylvie Brunel, sans aucune écoute des propos tenus par le spécialiste en neurosciences, y allant de sa défense naïve et résolument optimiste, a voulu, comme il se doit, relever le débat en s’insurgeant et en justifiant toutes les valeureuses actions entreprises actuellement en faveur du climat. Don’t Look Up, voyons! Il n’y a rien à voir. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Pauvre docteur Sebastien Bohler, murmurant, comme en lui-même « Mais nous y sommes. C’est cela Don’t Look Up! » Somptueuse mise en abyme. Mais, comme dans le film, personne ne l’a entendu!

Noli me tangere: ne me touche pas

Noli me tangere, ne me touche pas: La célèbre formule ne rejaillit-elle pas dans notre actualité brûlante?

Tirée de l’Evangile selon St Jean, la scène montre Marie-Madeleine, agenouillée, à la recherche du Christ dont le tombeau est vide. Sursautant à le voir apparaître, elle est si étonnée qu’elle n’en croit ni ses yeux, ni ses oreilles et le prend tout d’abord pour un jardinier. Revenue de sa méprise, elle tend alors la main pour toucher ce revenant d’entre les morts. Mais Jésus la repousse en prononçant ces paroles: Noli me tangere, c’est-à-dire, ne me touche pas .

Noli me tangere, Fra Angelico, 1440-41)

Pourquoi donc ces mains tendues qu’un espace sépare à jamais? Les savants ont à cet égard rivalisé d’exégèses. Qu’aurait-il pu se passer si Marie-Madeleine avait touché la main du Christ? Quel danger lui aurait-elle fait courir qu’il sait à temps éviter par le verbe? Et de quel danger pouvait-elle être, elle aussi, menacée? Comme on le voit, bien que totalement éloignée de son contexte original, la scène si souvent illustrée par les peintres à travers les siècles, semble pourtant traduire nos pratiques nouvelles issues des recommandations sanitaires les plus officielles afin de contrer la très redoutable épidémie de Covid-19 qui sévit à travers le monde entier… Ne me touche pas. Reste à une distance d’un mètre et la contagion ne passera pas.

Noli me tangere, Retable des Dominicains, Musée Unterlinden de Colmar, photographie lavieb-aile mai 2016.

Noli me tangere: ne me touche pas,
Retable des Dominicains, Musée Unterlinden de Colmar, photographie lavieb-aile mai 2016.
extrait du magnifique blog de Jean-Yves Cordier

Ainsi, à la faveur de cette grave crise sanitaire qui sévit aujourd’hui, voici qu’apparaît de façon récurrente, l’expression« distance sociale » pourtant peu usitée jusqu’alors.

E.T. Hall, comme je le rappelais dans mon article précédent, et comme le soulignait fort judicieusement l’article du Monde « Coronavirus : P comme « Proxémie » » du 23 mars 2020, avait en son temps rassemblé dans son ouvrage « La Dimension cachée », une partie de ses travaux portant précisément sur la relation entre la distance observée par deux individus en situation de proximité et la culture environnante. Pour ce faire, il s’était intéressé à l’organisation des files d’attente à l’arrêt d’un bus, par exemple, ou des queues pour obtenir tel ou tel rendez-vous. Culture du nord, aux espaces interindividuels plus larges que ceux du sud où sans attitude malséante, il est même possible de se toucher sans sans provoquer une réaction d’agressivité.

file d’attente, photo empruntée à Wikipedia

Inventeur du terme « Proxémie », que l’on peut définir comme l’organisation de l’espace quotidien par les hommes au sein d’une société donnée, selon des codes culturels inconscients, nul doute qu’il se serait vraisemblablement passionné pour l’intérêt grandissant du grand public à l’égard d’une notion rarement évoquée jusqu’alors. Mais là où les observations ds chercheurs de Palo Alto portaient sur les différences remarquées d’une culture à une autre, voici codifiée de façon universelle et légitimée par la science (cf les recommandations de l’OMS), la distance pouvant/devant exister entre deux personnes: un mètre. On ne se touche donc pas.

image empruntée ici

En deçà d’un mètre, il ne s’agit plus d’un acte de proximité indécente, ni de transgressions effrontées, ni simplement de l’ignorance d’une règle tacite de bonne conduite à l’intérieur d’une société, mais bien du franchissement d’une ligne rouge, sacralisée puisqu’elle sépare la vie de la mort annoncée.

tableau emprunté à Wikipedia dans son article sur la mort.

A un mètre de votre interlocuteur, vous aurez la vie sauve. A moins d’un mètre, vous risquez de la perdre et de vous transformer vous-même, en assassin potentiel.

Peut-on véritablement parler ainsi de « code social »? Ne devrait-on pas plutôt parler de code sanitaire ou même de code réglementaire d’évitement social? Car il ne s’agit plus, en effet de respecter le bon usage transmis de générations en générations, ce rituel ordinaire d’espacement entre individus totalement pratiqué hors du champ de la conscience individuelle et qui fixe la chorégraphie des comportements collectifs propres à une culture Il s’agit, au contraire d’une soumission à un nouveau code régi par la peur. Que cette peur soit légitime ou non, là n’est pas la question. La peur est d’abord peur de l’autre, vecteur d’un poison mortel que la proximité rend agissant. La peur, alors, dicte sa loi. La peur, alors, est incantatoire: Reste à distance d’1 mètre. Ne me touche pas.

Le lazaret d’Ancône est un bâtiment du XVIIIe siècle construit sur une île artificielle pour servir de station de quarantaine et de léproserie à la ville portuaire d’Ancône (Italie). emprunté à l’ article :https://fr.wikipedia.org/wiki/Distanciation_sociale

Mais plus tard, bien plus tard, lorsque les hommes auront oublié la grande pandémie de l’année 2020, lorsque le souvenir d’un virus portant couronne et sceptre mortifère se sera estompé, le fait de se tenir à 1 mètre de son interlocuteur deviendra-t-il un rituel totalement inconscient, marqueur généralisé de distance sociale sur tous les continents? La peur aura disparu et avec elle les raisons de nos comportements adaptés répétés à l’envi par la force de l’habitude. Aurions-nous sous les yeux et en temps réel, le fondement d’un rite sociétal régissant pour quelques temps encore l’organisation proxémique d’une culture planétaire? Quel beau champ d’étude pour Hall, Bateson et tous les autres membres du Collège Invisible de la célèbre Ecole de Palo Alto.

De la vie des mots: 2-Panique

Epidémie oblige, voici que panique, succédant au vocable psychose observé dans le billet précédent, apparaît obsédant au fil des relais médiatiques.

Qu’est-ce donc que ce mot étrange souvent précédé de verbes traduisant l’abandon forcé (à qui, à quoi?). Ne dit-on pas céder, succomber, s’abandonner à la panique, sous-entendant par là une forme de reddition et qui plus est, reddition contagieuse aux conséquences imprévisibles, comme aujourd’hui contre vents et marées, le stockage d’aliments pouvant conduire à leur pénurie.

Observons un instant les temps anciens.

Du temps ou le dieu Pan arpentait sentes et sentiers de l’Arcadie lointaine,

pâtres et pastourelles s’en couraient très loin en tous sens, au simple écho de sa flûte. Sonore, dissonante et criarde, très éloignée de l’actuel instrument portant son nom, suffisait-elle cependant, à créer un tel mouvement partagé de peur?

Car il s’agissait bien de cela, une peur viscérale devant un danger inconnu, disons-le sans hésiter, il s’agissait d’une vraie panique. Et le mot, comme on le voit, directement issu du dieu Pan, naît des conséquences de la crainte qu’il inspirait. Il faut dire qu’il était tenu pour responsable de tout ce qui faisait peur, grondements sourds émanant de la terre qui tremble, cymbales du tonnerre dans le ciel, De plus, « on dit aussi que quiconque le réveillait provoquait en lui une colère extrême qui ne manquait pas de créer une grande frayeur chez le fautif. Mais il pouvait aussi, sans raison apparente et surtout pour s’amuser, apparaître brutalement auprès des humains qui s’étaient perdus dans les bois pour les terrifier. Il s’agit donc de la figure allégorique d’un dieu qui trouble les esprits .. ».

Si ce n’était la flûte dont il aimait jouer et les bruits divers et assourdissants qu’il parvenait à créer, l’apparence-même du dieu, faisait fuir tout le monde. Sa propre mère, le découvrant à sa naissance, le trouva si laid qu’elle l’abandonna tout de go et déguerpit si vite qu’on en perdit sa trace jusqu’à ce jour, et de même, son nom!

Grâce au poète qui, se moquant des anachronismes et parlant de sa propre mère, les rendit universelles, les lamentations de la pauvre femme hanteront à jamais les antres et les bois?

Ah ! que n’ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Or, le maître des plaisirs de cette nuit maudite, serait, dit-on, Hermès, qui en père responsable et nullement incommodé par la laideur de ce nouveau-né curieusement pourvu de cornes, de poils et de pieds de boucs, l’emmena avec lui sur l’Olympe. Puis il invita l’ensemble des dieux, c’est à dire tous les dieux, d’où le nom de l’enfant, à le célébrer. (pan = tout, l’ensemble). Mais en grandissant ils se lassèrent et ne purent supporter sa laideur et Pan dut retourner aux pays des mortels où il créa, comme on l’a vu nombre de scènes de panique….

La panique qu’il inspirait était-elle justifiée?

Pan, 1925. Pan is the Ancient Greek god of shepherds, hunting and rustic music. From The Book of Myths by Amy Cruse, 1925

Image empruntée au site de France culture

Peut-être bien. On rapporte que bergers et bergères fuyaient ses assiduités.Toujours est-il que leur comportement de fuite était contagieux et que la seule apparition de Pan ou le moindre bruit semblant le précéder suffisait à semer la déroute.

L’emploi du mot dans son acception standard d’aujourd’hui renvoie ainsi sans trop de déformations à ses origines: Désignant en effet la réaction d’un groupe face à l’imminence justifiée ou non d’un danger, il semble donc qu’à travers l’emploi courant qui en est fait par les médias aujourd’hui, son sens se soit donc peu modifié au cours des siècles. Le dieu Pan hante encore nos campagnes. On notera par ailleurs qu’en plus d’évoquer la réaction terrifiée d’un groupe, il peut renvoyer également à une manifestation d’ordre individuel,

Description de cette image, également commentée ci-après
« Le Cri », tableau d’Edvard Munch (1893)
emprunté à Wikipedia

la fameuse »crise de panique », bien connue des médecins, se traduisant par des troubles physiologiques objectifs, induits par une peur intense ayant une cause justifiée ou non et se traduisant par des troubles physiologiques objectifs comme de la tachycardie, des tremblements, des sueurs froides, voire des évanouissements…

De la vie des mots: 1. psychose

.

Le mot « psychose », littéralement en grec, « anomalie de l’esprit », apparaît en 1845 sous la plume de l’Autrichien Ernst von Feuchtersleben. Il s’agissait pour lui de regrouper sous ce néologisme, un ensemble de troubles psychiatriques sévères désignés jusqu’alors par le mot « folie, parmi lesquels, une perception plus ou moins modifiée de la réalité, des hallucinations ou des délires accompagnés ou non de crises violentes.

Résultat de recherche d'images pour "douche psychose"
Photo du film d’HItchcock, relevéé sur ce site

En s’éloignant du mot folie à forte connotation anxiogène et péjorative dans son acception populaire, le terme de psychose est cependant tout autant générique, recouvrant, comme en son temps le vocable folie, un large éventail de pathologies, c’est à dire « toute expérience délirante ou aberrante exprimée dans les mécanismes complexes et catatoniques de la schizophrénie et du trouble bipolaire. En outre, une grande variété de maladies liées au système nerveux central, causées par des substances étrangères ou des problèmes physiologiques, peuvent produire des symptômes de psychose. »

Or depuis l’apparition du coronavirus actuel, les médias emploient largement le terme de psychose pour qualifier le comportement du public. On remarque ainsi dans le discours oral : « Ne créons pas de psychose », « l’attente du stade 3 génère une psychose latente », ou dans les sous-titres apparaissant dans les bandeaux qui défilent en permanence sous les images: « Vers une psychose face au virus ? »,  » La psychose d’une pénurie », Le coronavirus crée la psychose », etc…on décèle aisément la distorsion sémantique.

SARS-CoV-2
Image emprunté à Sciences et Avenir

En effet, en réagissant aux informations concernant la menace d’une infection par un virus inconnu, la population (dans un sens général), contrairement à un épisode psychotique, s’inscrit totalement dans le principe de réalité. Pour se défendre de l’attaque virale, lorsqu’elle ne trouve pas le gel hydroalcoolique recommandé par les autorités, elle peut éventuellement en voler, comme elle peut de même dérober des masques à sa portée dans certaines officines médicales.

Certes, on est loin d’un comportement social fondé sur une éthique intériorisée et visant à permettre la survie du groupe. Ce qui compte à ce stade pour l’individu, c’est d’abord et avant tout le maintien de sa propre survie en adaptant le mieux possible, même en dehors des codes établis, ses besoins immédiats à la réalité d’un virus potentiellement mortel .

Même chose lorsque sont rapportés des comportements agressifs dans les transports en commun. Continuellement abreuvée de recommandations officielles, la population a saisi qu’il faut que chacun respecte une distance d’au moins un mètre pour éviter la transmission du virus et qu’il est nécessaire de se laver les mains en descendant du tram ou du train à l’aide du fameux gel hydroalcoolique. Le principe de réalité s’incarne une fois encore dans un comportement adapté au respect de du territoire, ici imposé par les autorités..C’est bien ce qu’on a expliqué à la population: « Vous devez être à un mètre de chaque personne. » Alors, on joue des coudes, on bouscule qui se trouve devant, qui se trouve derrière, on invective qui résiste. D’un point de vue éthologique, l’agressif ne fait que reproduire les réflexes archaïques indispensables à sa survie et au maintien des espèces. Respect du territoire! Respect de la sauvegarde de la bulle individuelle. Hall et

l’Ecole de Palo Alto, ne disaient pas autre chose dans leurs travaux sur la proxémie. Rien d’étonnant, donc, ni de pathologique. Et pas plus étrange ne le serait une réelle ruée sur l’approvisionnement. Mêmes réflexes archaïques absolument nécessaires à la continuité du règne animal.

Il ne faut donc absolument pas parler de psychose pour évoquer la notion de peur aiguë susceptible de provoquer des comportements ingérables pour l’ordre social, cela n’a aucun sens. Je le répète, la psychose est un état psychique en éloignement du réel. On peut certes parler d’une éventuelle peur, d’angoisse, de crainte. Encore une fois sans connotation péjorative et sans qu’il soit besoin de soi-disant rassurer une population dont le ressenti sera amplifié. » Qu’est-ce qu’on nous cache, à vouloir nous rassurer? »

L’explication du glissement sémantique, réside probablement dans l’anticipation (par les médias ou les autorités) de réactions potentiellement démesurées aux regards des réels dangers à affronter. D’où le franchissement de cette ligne ténue qui sépare la réalité de l’irréel et pourrait conduire à la psychose dans sa véritable acception: « On nous dit que ce n’est pas grave, alors pourquoi agissez-vous comme si c’était grave?. »

L’ambiguïté des réponses comportementales est directement issu des injonctions paradoxales. Merci Margaret Mead!

Portrait de Margaret Mead

Sur les messages en bandeau sur les chaînes d’info continue):

  • N’ayez pas peur d’envoyer vos enfants à l’école.
  • Fermer les écoles permet de freiner l’épidémie.

Ce sont des injonctions déstabilisantes! Certes, on a compris la réponse adaptée au cas par cas. Mais il n’en reste pas moins que le discours n’est pas cohérent. On a compris aussi que l’incertitude domine. On ne connait pas ce virus ni ses conséquences ( sanitaires, économiques et sociales) que sa diffusion va produire en France et dans le monde entier.

Enfin, comme ce coronavirus est nouveau et reste encore énigmatique sur bien des aspects pour les scientifiques, malgré les avancées récentes, rien n’est pire que l’incertitude pour la foule en attente. Or l’incertitude, jointe aux informations contradictoires est susceptible de générer des comportements individuels de défense parfaitement adaptés à la menace sous-jacente, mais incontrôlables pour les autorités, que ce soit dans l’actuelle incoordination des pays ou au niveau de chaque individu composant la multitude…

Ce n’est donc pas la psychose collective qu’il faut craindre, mais l’information non adaptée, source de « bruits » et d’inévitables replis identitaires.

Ensuite, reste à soigner les victimes du coronavirus…mais c’est une autre histoire.