Le voyage à Chantilly-2

2- Le jardin enchanté

« La vie n’obéit jamais à une chaîne de raisons claires et distantes, comme c’est le cas pour la pensée, écrit Hermann Hesse dans l’incipit de son ouvrage « le voyage à Nuremberg« . S’il devenait un pur esprit libéré de la matière, l’homme pourrait découvrir un principe infaillible de causalité à l’œuvre dans sa vie. Il serait alors en droit de croire qu’il n’existe pas d’autres causes à ses actes que celles qui lui sont apparues clairement. Car précisément il ne serait qu’esprit et uniquement cela. Mais je n’ai encore jamais rencontré un tel homme ou plutôt un tel dieu… »

Pour reprendre les arguments de Hesse, qui sait les motivations profondes de chacun des frères à répondre à l’invitation de leur frère cadet? Témoignage d’affection profonde de la part de chacun d’eaux? Curiosité? Deux d’entre eux ne connaissaient pas le lieu, qui d’ailleurs n’est pas Chantilly, mais le village précédent, Coye-la Forêt, dont la gare dessert également Orry-la-ville. Désir de revivre ensemble les plaisirs et tourments de l’enfance lointaine? Tout cela à la fois, probablement, et plus encore, peut-être le désir de partager avant qu’il soit trop tard, ce que la vie n’a pas toujours permis de partager, l’espace, le temps, l’insouciance et les rêves?

Avec un peu de courage et d’entraînement, il est tout à fait possible de se rendre à pied de la gare au centre du village. Un chemin longeant la forêt y conduit en quelque vingt minutes. Mais le trajet fut accompli en voiture. L’hôte attendait ses premiers invités sur le quai de la gare. Chaleur immédiate des retrouvailles.

La maison de Jean-Mi, alias Aliocha, se trouve au coeur de Coye, bordée par le mac adam d’une rue tranquille.

photo empruntée ici. Les étangs de Commelles.

Une porte rouge. On entre. Pascale , à la cuisine ouverte sur les autres pièces, nous accueille très chaleureusement. Un grand chien noir exprime joyeusement son contentement. Et déjà, ayant déposé nos sacs à même le sol, nous traversons le salon blanc qui donne sur la vaste véranda lumineuse, qui ouvre… sur le jardin. Celui dont la photo apparaît au début de ce billet! Immédiatement accueillant sous son entrée presque solennelle de bois vieilli caché sous les glycines! Le grand chien noir continue à sauter autour de nous et à nous tendre une balle bleue qu’il ne s’épuise jamais à rapporter lorsque nous la lui lançons dans l’herbe verte.

Caché aux yeux de qui arpente le village, le jardin n’est accessible qu’à l’arrière de la maison. C’est un jardin secret. Qui franchit le seuil, happé par l’exubérance colorée, n’en voudra plus sortir. Car sans nul doute, c’est de plus un jardin un peu magique. Je le disais « enchanté »dans le sous-titre du billet. Dès les premiers pas, une curieuse impression de mystère vous saisit en effet alors que tout est si simple! Le chemin herbeux menant tout au fond, les encoignures sombres appuyées contre le mur voisin, l’explosion rouge du rhododendron, le petit pavillon clair servant d d’atelier au maître des lieux. Est-ce lui le magicien?

Le lendemain, c’est jour de couronnement en Angleterre. Avide du spectacle d’un autre âge, démesuré, insensé, je squatte le salon devant l’écran de télévision, et de temps à autres, prise de remords, jette un oeil aux vicissitudes du temps présent sur une chaîne d’infos. La guerre.

Les deux frères partent à Chantilly acheter de la crème. Cela ne s’invente pas! Quant à moi, je ne verrai rien, cette fois-ci, du célèbre château de Chantilly. J’imagine alors une montagne de crème, un dôme d’une blancheur éclatante au-dessus du paysage.

Les deux autre frères arriveront avec leurs épouses, l’un en voiture, l’autre par le train. 14h 30. Le déjeuner peut commencer. Un délicieux déjeuner d’Un dimanche à la campagne.

image empruntée à Télérama

Côte de boeuf au barbecue, petites pommes fondantes aux herbes, haricots verts, fromages et dessert-maison: des douillons dont la recette s’évade tout droit d’une nouvelle de Maupassant, « Le vieux », tiré des « Contes du jour et de la nuit » (1885). A l’extérieur, il pleut. Un peu. De temps à autre. Puis le soleil revient. L’air est léger, très léger. les conversations s’échangent, la bouche pleine des douceurs sucrées du dessert. Le jardin imprime son inflorescence sur les vitres de la véranda.

Beauté indicible du moment. Est-ce cela, en définitive qu’offre la fratrie réunie par le plus jeune des frères? L’accès à la beauté de « tout ce qu’on entend , l’on voit et l’on respire…?

Ecoutons François Cheng:

En ces temps de misères omniprésentes, dit-il, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourra paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque qu’un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu’à l’opposé du mal, la beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face. Je suis persuadé que nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant: d’un côté, le mal; de l’autre, la beauté. Cinq méditations sur la beauté. F. Cheng. Albin Michel. P13.

Le voyage à Chantilly-1

1- Strasbourg-Paris

Quelques années après la Première Guerre Mondiale, dans un petit essai intitulé « Le voyage à Nuremberg« , Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature en 1946, profite de ce voyage pour s’interroger profondément sur lui-même. A partir des paysages traversés, des images de l’enfance surgissent, des pensées s’accrochent à la parenthèse du présent en marche. Il écrit:

« J’ai pu constater en tout cas que les motifs de mes propres actes se situent toujours hors du champ de ma raison ou de ma volonté. Me demandant, par exemple, ce qui fut réellement à l’origine de mon voyage du Tessin à Nuremberg…je me trouve très embarrassé. Plus j’y regarde avec attention, plus mes raisons et motivations m’apparaissent multiples,, diverses,sans rapport les unes avec les autres et semblent remonter très loin dans le passé. Elles ne s’ordonnent pas en une suite logique et linéaire; elles forment plutôt un réseau complexe, si bien que d’innombrables événements anciens de ma vie semblent finalement expliquer ce voyage banal et imprévu. »

Si les raisons d’un voyage ne sont pas toujours aussi complexes que celles évoquées par Hesse dans son essai, il n’en reste pas moins que le temps arrêté dans sa course quotidienne oblige le voyageur à poser son regard hors de son environnement habituel. Il peut lire,ouvrir son ordinateur, écrire, scroller, bavarder avec qui l’accompagne, certes, mais aussi regarder par la fenêtre et s’interroger. Curieusement, le train à grande vitesse ne paraît pas filer si vite…

Strasbourg-Paris, tout d’abord.

Chantilly, c’est pour plus tard. Or, ce voyage à Chantilly, comme annoncé dans le titre de ce billet, ne répondait à aucune raison obscure. Il s’agissait très simplement de répondre à l’invitation d’un des membres d’une fratrie de quatre garçons nés après la Deuxième Guerre Mondiale. S’il avait fallu trouver à travers la littérature un portrait du plus jeune d’entre eux,

l’invitant, à cette rencontre, c’eût été sans nul doute le dernier né de la fratrie Kramazov, Aliocha. Un Aliocha comme il se doit, doux, tendre, à la spiritualité rayonnante, mais également un Aliocha ancré dans la vraie vie, frère, père et époux très aimant. Les invités, quant à eux, eussent pu choisir à leur gré tout personnage, bien sûr, duquel ils se fussent sentis proches et dont la littérature offre une galerie non exhaustive: Fabrice, Etienne, Julien, Eugène, Roméo., Lucien… le choix est vaste. Mais revenons au voyage.

Strasbourg-Paris. 13h 49. Pas de grève. Le GV part à l’heure. Dessinant les collines lointaines, les premières forêts vosgiennes à peine apparues, disparaissent en un clin d’oeil. En effet, pour franchir les Vosges du Nord, la ligne de chemin de fer et le canal de la Marne au Rhin se rejoignent avant le village d’Arzviller « perché sur une hauteur, à peu près à mi-distance entre Sarrebourg et Saverne. Les deux tunnels, fluvial et ferroviaire (tunnel d’Arzviller), sont parallèles.

Source wikipedia.

Construit par l’ingénieur Henri Navier sur une longueur de 2678mètres, le tunnel fut mis en service dès 1851. De sinistre mémoire, il servit de garage au train d’Hitler qui retrouvait des troupes stationnées au village de Lutzelbourg afin de participer à la mairie le 26décembre 1940, à une fête autour de Noël, avant de repartir le lendemain pour Berlin. J’ignorais cela, évidemment en montant dans ce OUIGO, mais aujourd’hui, téléphone en mains, tout renseignement pour insolite qu’il soit, est directement accessible. Pensées sombres à l’intérieur du tunnel obscurl!

A la sortie, avec la lumière qui aveugle, réapparaissent les forêts.

idem

Lui succéderont, à cette saison, par un jour gris de mai, la plate verdure de prairies endormies et c’est déjà la gare de Metz précédées des façades arrières de ses maisons austères aux balcons sur cour. La ville ne se devine pas Il faudra nécessairement un jour revenir et découvrir ses rues aux murs jaunes, sa cathédrale, jaune également, en pierres de Jaumont, autrefois assombris par la grisaille du temps.

idem

J’y fus normalienne il y a bien longtemps et n’y suis jamais retournée. Me reviennent en mémoire, les courtes heures de liberté rue Serpenoise, et celles, interminables, des études du soir. Oui, revenir pour conjurer l’angoisse de ce qui me paraissait un enfermement. On dit qu’à présent, la ville est très belle et très dynamique.

Le train est reparti. De la terre, monte la lumière d’or des champs de colza en fleurs se disputant l’espace avec les blés en devenir d’un vert tendre. Longue et lumineuse plaine où courent des ruisseaux. Pourtant, çà et là, la terre brune se fend et craquelle.

idem

Au loin, un peu en hauteur, seule silhouette verticale dans cet univers, semble surgir de nulle part, le fantôme d’un moulin… Est-ce illusion ou réalité attrapée au vol, réminiscence ou fantasme d’un monde déjà disparu? Le train à grande vitesse ne fait aucun arrêt sur image, réelle ou fantasmée…le moulin à peine entrevu fait déjà partie du passé….

idem

A Paris, pour rejoindre le TER en direction de Chantilly, il faut quitter la Gare de l’Est où nous débarquons, pour nous rendre à la Gare du Nord. Nous irons à pied, guidés, en provinciaux que nous sommes par notre amie Sylvie qui connaît la capitale comme sa poche! La foule, les trottoirs bondés, le bruit. C’est Paris. Bigarré. Au coin de la rue, un grand Noir transforme une boîte aux lettres en djembé.

Le son résonne, un peu arrêté par l’absence d’une membrane adaptée, mais le rythme est là. Et la foule se met à danser. Ou est-ce moi qui imagine? Le son résonne encore, nous accompagnant jusqu’à l’autre gare. De là, le TER, direction Compiègne, nous fait franchir la frontière invisible entre l’Ile de France et les Hauts de France!

Dans le delta du Mékong (3): l’envoûtement

Le Mékong prend sa source dans l’Himalaya, au  Tibet, et parcourt l »Asie sur presque 5000 kilomètres, On le nomme en Chine Lancang Jian c’est à dire «eaux turbulentes», au Laos et en Thaïlande, Mae Nam Khong ou «mère des eaux », Ton le Thom «grandes eaux» au Cambodge, et enfin, Cuu Long «neuf dragons», au Vietnam, là où en un gigantesque delta, il se partage en neuf bras pour rencontrer la mer de Chine.

MÔNG PHU

Un village du delta du fleuve rouge (Viêt-nam)
Édité par Nguyen Tung

Marguerite Duras, à nouveau, décrit le fleuve:

« Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. Il a ramassé tout ce qu’il a rencontré depuis Tonlé Sap, la forêt cambodgienne. Il emmène tout ce qui vient, des paillotes, des forêts, des incendies éteints, des oiseaux morts, des chiens morts, des tigres,

des buffles, noyés, des hommes noyés, des leurres, des îles de jacinthes d’eau agglutinées, tout va vers le Pacifique, rien n’a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur, tout reste en suspens à la surface du fleuve. »

Marguerite Duras, L’Amant.

Rien ne change sur le fleuve. Guidés par Fredo, partir de Can Tho, juste avant l’aurore pour rejoindre Phong Dien et son marché flottant où se vendent et s’achètent les fruits perdus du paradis, puis arpenter son marché terrestre où grouillent serpents, anguilles et rêvent les poissons volants. l’or du jour qui s’annonce, ourle la rive du fleuve  endormi. Descendre dans la barque et se laisser glisser dans la lumière .

Tout a été dit sur la magie du lieu, sur l’exploitation touristique, sur le peuple de l’eau, son ingéniosité, son  dur labeur quotidien, sur le passé douloureux de la guerre jusqu’au coeur du delta, tout a été raconté, l’histoire, les dragons, les moussons, les frêles et solides ponts de bambou

qui transforment en funambules les habitants des arroyos, le mystère du mouvement des eaux dans ces canaux fantasques, rythmé par les marées et l’alternance des saisons, quand le fleuve coule à l’envers comme s’il buvait sans retenue toute la mer de Chine et jusqu’au lac Tonlé Sap au Cambodge, où les maisons se juchent prudemment sur pilotis, quand le dragon gronde et déborde, inondant de limons fertiles, vergers et rizières infinies, quand la vie s’écoule presque semblable aujourd’hui, à celle d’hier dans les gestes immuables.

Tout a été dit, mais on voudrait le dire encore tant la conscience est grande de vivre un moment unique arraché au reste du temps et du monde. Semblable au canal des Pangalanes, à Madagascar, ce chemin d’eau qui borde la côte est, longeant l’océan indien, où rien ne  change vraiment des rituels ancestraux, le delta, avec son labyrinthe aquatique fait revivre pour longtemps encore, l’envoûtement des premiers matins du monde.

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Photos: Guy Serrière

Dans le delta du Mékong (2), Fredo: « C’est si beau un Bled! »

Can Tho, janvier 2019

Fredo appartient désormais au delta.

Il est né au nord-est du Vietnam, tout près de la  Baie d’Along, Vịnh Hạ Long en vietnamien, ce qui signifie descente du dragon.

Les animaux sacrés dans la culture et l’architecture vietnamiennes - ảnh 1

image empruntée ici

Mais c’est tout au sud, à Can Tho, qu’il s’est installé, retrouvant le dragon pourvu à présent de neuf corps sinueux lorsqu’empruntant le cours du Mékong, la créature mythique se divise en son delta, pour avaler la mer de Chine.

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Fredo tient avec son épouse le Mekong Logis, petit hôtel bien nommé, bordant une ruelle à l’écart du vrombissement des vespas rutilantes.

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La cour ombragée, toujours fraîche malgré l’implacable chaleur grâce au léger souffle de vent agitant le feuillage de ses manguiers, incite à la nonchalance au creux de hamacs hospitaliers. Ici, tout est simple et tranquille.

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Fredo et son épouse, la délicieuse Nhung.

Photo empruntée sur ce site.

Fredo enfant. Orphelin à 8 ans. La rue est son terrain de jeu, son école, son refuge. Mais de vrai terrain de jeu, d’école ou de havre, il n’en connaîtra pas. C’est la guerre au Vietnam. L’interminable guerre!

Fredo, aujourd’hui. L’ombre sur son visage. Son geste de la main. « Ma vie n’était pas belle. Laissons. N’en parlons pas! C’était hier ».

Fredo à cette heure, qui rattrape le temps perdu. Atteint d’une boulimie d’apprentissage! Apprendre. Apprendre. Observer. Observer. Comprendre. Comprendre. Et transmettre…

Autodidacte complet, il se met à réfléchir à la structure des langues.Photo: GS

Le français et le vietnamien. A la manière de les enseigner. Nul besoin des récentes méthodes de français langue étrangère qui lui paraissent totalement déconnectées de la réalité. Il possède un trésor: une pile d’ouvrages de conjugaison à la couleur rouge, le fameux Bescherelle et des livres de lecture dont on se servait en France pour initier telle ou telle leçon de grammaire ou de vocabulaire dans les années 50.

Les volumes, achetés pour quelques dongs, sont très défraîchis. Quand elles existent encore, les couvertures s’émiettent sous les doigts. « Qu’importe! La France est là », dit-il.

Il se désole cependant. A la braderie où il a pu acquérir tous ces ouvrages, il n’y avait aucun Bled!

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 » C’est si beau, un Bled! s’exclame-t-il. Toutes ces règles, tous ces exercices, toute cette connaissance de la langue française! »

Et Fredo rêve de le posséder un jour ce fameux Bled, talisman opérant le jour des examens!

Car son épouse a brillamment obtenu le niveau A1. Grâce à lui, bien sûr. Il en est très fier. A présent, il se concentre sur le niveau A2. « Alors, ce sera une vraie reconnaissance! » Quand ma femme réussit, c’est aussi moi qui obtiens le niveau. Moi qui ne suis jamais allé à l’école! Je suis tellement heureux! »

Alors, il observe. Il analyse, il classe au delà de ce que les grammaires proposent. Il invente d’autres progressions qui rendent les choses plus claires pour son épouse. « Ne t’inquiète pas des verbes du 2° groupe, pour l’instant. Concentre-toi sur  ceux du 3° groupe dont tu as le plus besoin, aller, par exemple… »

Pour la langue vietnamienne, à l’instar du Dr Tuan Anh Tran dans son récent ouvrage

« Se débrouiller en vietnamien en 12h« 

l’efficacité de l’enseignement de Fredo a stupéfait certains professionnels du secteur. On est venu le voir. Voulait-il partager sa méthode? « Non, il n’en est pas question. je continue à réfléchir. Cela me passionne! »

Le passionne également l’enseignement du Tai Chi. Tous les matins, sous ses manguiers, il entame sa journée par les gestes ancestraux…

Ainsi apparaît Fredo, intarissable conteur au verbe haut et à l’imagination fantasque,  généreux passeur de ce que lui a appris la vie, des épreuves de la rue à celles de la guerre, comme des merveilleuses découvertes cachées dans un simple Bled, jusqu’à la connaissance du labyrinthe initiatique du delta.

Dans le delta du Mékong (1): les fantômes de Marguerite

Saïgon. Janvier 2019

Pour les admirateurs de Marguerite Duras, quoi de plus naturel que de chercher à la retrouver à travers les lieux fondateurs qui dessinent le décor obsessionnel de l’ensemble de son œuvre ? Or, de Sadec (petite ville au coeur du delta formé par le Mékong, fleuve aux neufs bras avant de disparaître dans la Mer de Chine) où sa mère dirigeait l’école de filles,  à Saïgon, où Marguerite (qui n’était pas encore Duras, mais Donnadieu), fut lycéenne au lycée Chasseloup Laubat et pensionnaire à la pension Lyautey, rien n’existe plus de ce qui fut l’univers de l’enfant, de l’amante. Rien n’existe plus, ou si peu! La recherche tient en tout cas du périple imaginaire.

Dans le film « L’Amant » de Jean Jacques Annaud (1992), le lycée Chasseloup-Laubat où Marguerite étudie est en fait le Lycée Pétrus Ký (aujourd’hui lycée Lê Hồng Phong, situé au 235 Nguyễn Văn Cừ du District 1)!

Quelle importance!

Le vrai lycée Chasseloup-Baulat est devenu en 1960 lycée  Jean-Jacques  Rousseau, pour rompre le lien qui le liait encore à l’empire colonial français.
Au début des années 70 le collège est cédé au gouvernement sud-vietnamien et prend le nom d’un lettré du pays  au XVIIIe siècle: Lê Quý Dôn.
Après la chute du gouvernement sud-vietnamien en avril 1975 il conservera le même nom,  Établissement de l’Enseignement général du 2e degré Lê Quý Dôn.

Là, Marguerite a définitivement quitté le lieu.

Autre lieu: Le bâtiment de la pension Lyautey.  Détruit?

« Marguerite n’a jamais habité à la pension Lyautey…écrit Laure Adler. Puis, plus loin: d’ailleurs la pension Lyautey n’a jamais existé »

Ce n’est pas grave. L’écriture, elle, est sous nos yeux:

Duras écrit: « C’est la pension Lyautey la nuit.

La cour est déserte. Vers le réfectoire les jeunes boys jouent aux cartes. Il y en a un qui chante. L’enfant s’arrête, elle écoute les chants. Elle connait les chants du Vietnam. Elle écoute un moment. Elle les reconnait tous. Le jeune boy du paso doble traverse la cour, ils se font signe, se sourient : Bonsoir…« 

Les lieux se brouillent, disparaissent, qui pourtant hantent toujours le lecteur de » l’Amant ».

Le quartier de la cathédrale, la rue Catinat…

Les photos de la cathédrale sur Commons

Et plus encore le lacis des sentiers aquatiques, le bac qu’il faut emprunter entre Vinh Long et Sadec, remplacé par de hauts ponts élancés.

Le pont Rạch Miễu

Voyez ce bac, écrit-elle, avec à son bord un bus, des camions à la gueule cabossée qui les fait ressembler à des bouledogues, des enfants qui vendent des tickets de loterie, des motocyclettes pétaradantes conduites par des cavalières au visage protégé par des mouchoirs. Tout vrombit, tout frémit sur le Mékong ! »

C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinh Long et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, celle des oiseaux. Je descends du car ; je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans. »

https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2010/07/08/sadec-sur-les-pas-de-marguerite-duras_1384466_3208.html

A Saigon, encore…arpenter le quartier chinois de Cholon. Retrouver la garçonnière de l’amant, Huỳnh Thủy Lê, ce riche chinois de Sadec. Mais qui sait où elle se trouve? Encore une fois, Jean Jacques Annaud nourrit notre imaginaire et fait ressurgir les fantômes.

Retrouverons-nous plus facilement les lieux empruntés par Marguerite enfant à Sadec?

Il n’en est rien. L’école, la maison d’habitation de la mère, tout a disparu. Reste l’emblématique « maison de l’amant » où Marguerite Donnadieu n’est cependant jamais entrée. Mais, récemment classée monument historique, la riche demeure est toujours là, prête à être visitée après avoir servi longtemps de poste de police.

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Inutile d’insister.Marguerite n’est pas là non plus…

Disparue également, dans l’actuel Cambodge, la maison  de Prey Nop du « Barrage contre le Pacifique » .

De fantôme en fantôme hantant les lieux ayant ou non existé, le mieux n’est -il pas dans cette quête, de laisser ces mots de Duras  extraits de l’Amant, nous habiter pour mieux la rencontrer?

« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. »

Silhouettes d’ici et d’ailleurs: Miss Lala, petite cousine de Mary Poppins…

Elle vient d’une lointaine et mystérieuse contrée : l’Azerbaïdjan.

Elle s’appelle Lala.

Elle est professeur de musique a Saïgon

.

Son prénom, Lala, pourrait l’avoir prédestinée à la carrière qu’elle a empruntée. Toutefois, en Azerbaïdjan, Lala est un prénom courant qui n’évoque nullement une ritournelle dont on aurait oublié les paroles, mais une fleur, plus précisément, une fleur rouge aux pistils noirs.

Lala, à l’école où elle enseigne, c’est Miss Lala ! Et Miss Lala est adorée de ses élèves qui lui laissent à peine le temps d’un déjeuner sur le pouce. Tous, après le cours, veulent continuer à vivre en musique et à s’exercer sous son contrôle bienveillant, qui, à la guitare, qui au banjo, qui, à la flute, au xylophone ou au violon…

Il faut dire que Miss Lala est rieuse. Les enfants aiment les gens dont les yeux leur sourient. C’est pour cela qu’ils entrent dans sa classe d’un cœur léger, totalement ouvert aux musiques du monde qu’elle transporte dans ses bagages.

Avant d’arriver à Saïgon, Lala a enseigné la musique en Irak, dans une école internationale financée par la Turquie. Les conditions y étaient excellentes. Des concerts pouvaient avoir lieu dans un grand auditorium. Les professeurs étaient logés sur le campus. Puis, à la suite d’actes terroristes dans le pays, l’école a hésité à renouveler ses contrats. Lala, qui élève seule ses deux enfants a postulé pour le Vietnam, à Ho Chi Minh Ville, du nom du fondateur du pays réunifié, mais que tout le monde, sur place, continue d’appeler Saïgon.

Miss Lala, c’est à la fois Mary Poppins, par la gaité, la tendresse et la légèreté de son enseignement, mais également Mère Courage, par la force de son caractère face aux évènements auxquels elle doit continuellement faire face. Formée à l’exigeante école pianistique russe, elle a franchi toutes les étapes pour devenir la musicienne et la pédagogue qu’elle est aujourd’hui. Il faut l’entendre jouer l’impromptu de Chopin ou se rappeler en riant les injonctions de son professeur lorsqu’elle s’essayait, adolescente, a jouer Liebestraum de Lizt:

« après la technique, il faut savoir exprimer  les sentiments! Tu ne pourras jouer ce « Rêve d’amour » que lorsque tu seras amoureuse! »

Et puis un jour, le professeur s’exclame: » Mais c’est cela, magnifique, tu as compris! » Étonnant, en effet! Mais pourtant vrai. Le professeur avait compris que Lala était amoureuse……Lala en rit rit encore!

Hélas, l’Azerbaïdjan, pays de culture aux influences multiples, n’est pas un pays facile. Certes la musique est vivante  à travers ses orchestres traditionnels jouant  un genre musical très ancien, le mugham, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

IL s’agit d’une musique savante qui laisse une place prépondérante à l’improvisation: suite de mouvements liés à un mode particulier. Il associe le chant à des instruments traditionnels : le târ (luth à 11 cordes), le kamânche (vièle à quatre cordes) et le daf ou le doyre (grands tambours sur cadre, appelés aussi qaval). ( wikipedia)

Mais les conflits ethniques, les découpages territoriaux arbitraires et paradoxalement l’immense richesse pétrolière, avivent régulièrement les tensions externes ou internes. Lala, petite fille au nom de fleur, petite pianiste adolescente, a vu les soldats dans la rue et a été témoin de  scènes violentes. Avec sa famille, elle a eu peur pour son frère, lors d’un sanglant attentat terroriste.

Alors, plus tard, Miss Lala a fait ses bagages…

Mais aujourd’hui, quel parapluie magique la protégera et l’entrainera de nouveau ? Son contrat à Saïgon se termine à la fin de l’année scolaire. II lui faudra refaire ses bagages…

Mais aujourd’hui, quel parapluie magique la protégera et l’entrainera de nouveau ? Son contrat à Saïgon se termine à la fin de l’année scolaire. II lui faudra refaire ses bagages…

Les diplômes durement acquis en Azerbaïdjan pourront-ils un jour être reconnus par la communauté internationale ?

Quel destin demain, pour Miss Lala, petite cousine de Mary Poppins ?

Petit croquis d’un voyage immobile: saveurs de l’Inde du sud au restaurant Namaste de Strasbourg

Qui veut voyager loin pour remplir son carnet de voyage, n’aura pas même besoin de ménager sa monture, pour peu qu’il ait la chance d’habiter Strasbourg…

https://i0.wp.com/www.univers-cheval.com/images/cheval/photos/fr/big_7671-menager.jpg

Image empruntée au site « l’âge de nos adages ».

Il suffit en effet, pour se retrouver au sud du continent indien, de goûter aux délices de la table du restaurant Namaste, le bien nommé puisqu’il vous salue dès l’appellation qu’il a empruntée, apposée sur son enseigne, rue du Faubourg de Pierre.

En dehors du talent culinaire de son chef, de la fraîcheur des produits et de la gentillesse du serveur, la magie du lieu tient peut-être également à la présence d’une déesse: Lakshmi!

Ashthalakshmi ou Étoile de Lakshmi. Les 8 pointes représentent les 8 formes de richesse incarnées par Lakshmi. Tracé repris dans le manga Magi: Le Labyrinthe de la Magie,

Photo de la déesse Lakshmi: Nicole Evrard

Sous la protection de Lakshmi, donc, déesse aux quatre mains déversant, l’une la fortune, la deuxième cette autre richesse qu’est la connaissance, grâce à l’éducation, la troisième, la force nécessaire à toute réalisation humaine et, la dernière, la bénédiction divine, les hôtes de passage sont directement transportés au pays de tous les possibles. Ce que l’exotisme des épices leur permet déjà!

plateau d’épices emprunté au site du restaurant Namaste

C’est le jeune chef, Rajesh, depuis quatorze ans en France, qui dirige les fourneaux et maîtrise la palette des saveurs avec talent et intelligence.

Il s’agit de ne pas d’enflammer nos palais fragiles d’Européens amateurs de plats colorés qui nous emmènent sans risques et aléas jusqu’au bout du monde! Mais il n’est pas interdit de jouer des nuances. Force 1, 2, 3, ou 4. Comme le nombre de bras de la déesse tutélaire, assise tranquillement, comme on l’a vu, sur un lotus, tout au fond de la salle.

 

De gauche à droite, Reginold, le patron, Julien, le très attentif chef de salle, et Rajesh, le chef…et Pierre. Photo: Guy Serrière

 

Merci à Pierre pour ce voyage gustatif entre amis de toujours, Jean-Mick, François, Claude, Guy, Gill, Nicole, Monique, Georgette et Chantal.