« Le coronavirus a un caractère exceptionnel qui peut être comparé à la peste »*

Nommer, enseignait le philosophe Gusdorf en 1952, c’est appeler à l’existence,

tirer du néant.

La parole

Ou encore: Ce qui n’est pas nommé ne peut exister de quelque manière que ce soit. Ce sont les mots qui font les choses et les êtres, qui définissent les rapports selon lesquels se constitue

l’ordre du monde.

Image empruntée à Wikipedia:Médecin de peste durant une épidémie à Rome au XVIIe siècle (gravure de Paul Fürst, 1656) : tunique recouvrant tout le corps, gants, bésicles de protection portées sur un masque en forme de bec, chapeau et baguette. Le surnom « Doctor Schnabel » signifie « Docteur bec ».

Or, décrivant le procès suivant une épidémie de peste, la Fontaine, après précautions oratoires, se justifie (dans une parenthèse) pour oser la nommer:

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.

Pour extrapoler jusqu’à notre actualité, serait-ce à dire que ne point nommer la pandémie permettrait de la combattre par le seul fait de l’ignorer? Boris Johnson ou Donald Trump n’ont-t-ils pas essayé de procéder de la sorte, faisant comme si « le mal » contagieux qui les entoure n’existait pas ? Et pour quels résultats ?

Si La Fontaine, en définitive, se résout à nommer le mal (« puisqu’il faut »), c’est singulièrement pour en relever, plus que les ravages physiologiques, les conséquences économiques et sociales et jusque dans les Palais de Justice, selon que vous serez puissant ou misérable, dépassant celles de l’atteinte mortelle de l’épidémie.

Toutefois, le propos de ce billet, comme on le verra, ne cherche nullement à dresser la revue exhaustive des calamités ayant ravagé l’humanité. Il s’agit par contre d’approcher la façon dont sont nommées ces maladies venues du fond des âges, et qui, dès les précautions oratoires levées, les sont de façon très concrète. La peste, le choléra, la lèpre, la variole, pour ne citer que ces derniers maux, possèdent en effet des noms qui s’enracinent profondément dans l’histoire des sociétés..

La peste, par exemple, de pestis, fléau en latin, existe si bien à travers les âges, qu’elle n’en finit pas de hanter la mémoire collective. Mal endémique jusqu’à nos jours dans certaines zones de Madagascar ou d’Afrique, elle fascine autant qu’elle est crainte sous ses formes diverses, pulmonaire, bubonique, noire…de quoi faire frissonner à sa seule évocation ! et comme.en témoigne l’ouvrage de Camus véritable best-seller dès le début de la crise sanitaire contemporaine.

Le choléra quant à lui, renvoyait déjà chez Hippocrate à la maladie qui sévit encore. Mot issu du grec kholê qui signifiait bile, on le retrouve dans l’adjectif cholérique, puis colérique et colère. Et c’est bien la colère qui s’empare des populations dont les plus faibles sont toujours les plus touchés par l’épidémie. C’est ce qu’exprime par exemple, au XIX° siècle, sous la monarchie de Juillet, en 1832, le Président du Conseil Casimir Périer.

Portrait de Casimir Perier (1777-1832),  Représenté en pair de France, tenant à la main "l'Opinion sur le budget", rapport destiné à contrer la politique financière de Villèle.
Palais de Versailles

Lui-même contaminé . Il « va subir des semaines d’agonie, traversées de périodes d’inconscience et de délire. Il est comme possédé par l’idée que le choléra n’est qu’une manifestation de la dégradation du corps social. C’est donc le témoignage direct de son propre échec politique. Il meurt le 16 mai après une longue agonie. Avant d’expirer, il prononce ces mots pessimistes empreints d’une connotation politique : « Je suis bien malade mais le pays est encore plus malade que moi. »Extrait du texte de Jean des Cars dans l’émission d’Europe n°1 du 4/3/20: « Quand le choléra frappait la France et semait la terreur »

En 1912, superbement illustré dans les journaux de 1912, le choléra ressurgit:

Par Inconnu — Bibliothèque nationale de France, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=160662

La lèpre, à l’appellation tout aussi concrète et imagée, tire son origine du latin lepra ou maladie qui ronge empruntée de façon métaphorique par l’église pour désigner un péché, une hérésie. L’étymon grec lepis est plus concret, désignant une écaille ou la croûte d’une plaie. la représentation est immédiate et nombreuses sont les images qui l’attestent.

Lépreux sonnant sa cloche pour avertir les passants ; Ils utilisaient aussi des crécelles ou des cliquettes pour qu’on ne les approche pas, (manuscrit latin du XIVe siècle)

La variole, quant à elle, a pour étymologie le latin variola qui signifie tout simplement petite pustule, ce que montre parfaitement l’enluminure colorée ci-contre.

Mais de nos jours, le nom des maladies s’est soustrait à cet ancrage étymologique directement inspiré des formes spectaculaires qu’elles peuvent parfois revêtir et leur représentation ne s’incarne pas de la même façon dans notre imaginaire. Une façon de repousser inconsciemment l’existence de la pathologie? Ainsi, le SIDA, syndrome d’immunodéficience acquise, le SRAS, syndrome respiratoire aigu sévère, le Covid-19, COronaVirus Infectious Disease 2019, ne sont plus que des acronymes désignant les nouvelles maladies à fort potentiel contagieux, voire létal, qui nous terrifient. Car bien que semblant résister à être véritablement nommées, elle n’en suscitent pas moins les plus vives vives inquiétudes. Certes, les allégories s’éloignent, la Faucheuse a quitté les champs de nos campagnes, mais subsiste peut-être pour alimenter nos craintes, l’étonnante musicalité acronymique (pardonnez le néologisme!): Sida, si d’amour chantait Barbara, SRAS rutilant comme une tiare ornée de strass,

et que dire de cette maladie modestement nommée Covid-19, mais déclenchée non par un agent infectieux banal et ordinaire, mais par un virus (dont on rappellera que l’appellation a été empruntée au XVI° siècle par Ambroise Paré, au latin virus, c’est-à dire, venin, poison,ou littéralement suc de plantes), un virus donc, mais dégagé du commun, anobli par la science, comme le SRAS avant lui, car portant couronne solaire et sceptre géant d’incertitude.

Ainsi nommé par l’OMS, Coronavirus SARS-CoV-2, ( « Nous avons dû trouver un nom qui ne faisait pas référence à un lieu géographique, à un animal, à un individu ou à un groupe de personnes » a précisé le directeur général de l’OMS, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour éviter toute stigmatisation de la maladie), l’agent infectieux qui somnolait entre deux écailles de pangolin ou sous l’aile hospitalière de chauves-souris, ou, allez savoir, dans l’antre verrouillée d’un mystérieux laboratoire P4, ainsi nommé donc, et par là, appelé à l’existence, ( le philosophe nous l’avait bien énoncé), notre vivant et rutilant virus, a aujourd’hui, totalement déstabilisé nos vies et par là, l‘ordre du monde.(cf, en exergue, la citation de Gusdorf)

Illustration de la morphologie des coronavirus. empruntée à Wikipedia.

Les péplomères, pointes virales en forme de massue ici colorées en rouge, créent l’apparence d’une couronne entourant le virion, lorsqu’ils sont vus au microscope électronique.

(*) Jérôme Salomon, Directeur général de la Santé. Déclaration du 23/04/20

Dans le delta du Mékong (3): l’envoûtement

Le Mékong prend sa source dans l’Himalaya, au  Tibet, et parcourt l »Asie sur presque 5000 kilomètres, On le nomme en Chine Lancang Jian c’est à dire «eaux turbulentes», au Laos et en Thaïlande, Mae Nam Khong ou «mère des eaux », Ton le Thom «grandes eaux» au Cambodge, et enfin, Cuu Long «neuf dragons», au Vietnam, là où en un gigantesque delta, il se partage en neuf bras pour rencontrer la mer de Chine.

MÔNG PHU

Un village du delta du fleuve rouge (Viêt-nam)
Édité par Nguyen Tung

Marguerite Duras, à nouveau, décrit le fleuve:

« Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. Il a ramassé tout ce qu’il a rencontré depuis Tonlé Sap, la forêt cambodgienne. Il emmène tout ce qui vient, des paillotes, des forêts, des incendies éteints, des oiseaux morts, des chiens morts, des tigres,

des buffles, noyés, des hommes noyés, des leurres, des îles de jacinthes d’eau agglutinées, tout va vers le Pacifique, rien n’a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur, tout reste en suspens à la surface du fleuve. »

Marguerite Duras, L’Amant.

Rien ne change sur le fleuve. Guidés par Fredo, partir de Can Tho, juste avant l’aurore pour rejoindre Phong Dien et son marché flottant où se vendent et s’achètent les fruits perdus du paradis, puis arpenter son marché terrestre où grouillent serpents, anguilles et rêvent les poissons volants. l’or du jour qui s’annonce, ourle la rive du fleuve  endormi. Descendre dans la barque et se laisser glisser dans la lumière .

Tout a été dit sur la magie du lieu, sur l’exploitation touristique, sur le peuple de l’eau, son ingéniosité, son  dur labeur quotidien, sur le passé douloureux de la guerre jusqu’au coeur du delta, tout a été raconté, l’histoire, les dragons, les moussons, les frêles et solides ponts de bambou

qui transforment en funambules les habitants des arroyos, le mystère du mouvement des eaux dans ces canaux fantasques, rythmé par les marées et l’alternance des saisons, quand le fleuve coule à l’envers comme s’il buvait sans retenue toute la mer de Chine et jusqu’au lac Tonlé Sap au Cambodge, où les maisons se juchent prudemment sur pilotis, quand le dragon gronde et déborde, inondant de limons fertiles, vergers et rizières infinies, quand la vie s’écoule presque semblable aujourd’hui, à celle d’hier dans les gestes immuables.

Tout a été dit, mais on voudrait le dire encore tant la conscience est grande de vivre un moment unique arraché au reste du temps et du monde. Semblable au canal des Pangalanes, à Madagascar, ce chemin d’eau qui borde la côte est, longeant l’océan indien, où rien ne  change vraiment des rituels ancestraux, le delta, avec son labyrinthe aquatique fait revivre pour longtemps encore, l’envoûtement des premiers matins du monde.

arroyo

Photos: Guy Serrière

Dans le delta du Mékong (2), Fredo: « C’est si beau un Bled! »

Can Tho, janvier 2019

Fredo appartient désormais au delta.

Il est né au nord-est du Vietnam, tout près de la  Baie d’Along, Vịnh Hạ Long en vietnamien, ce qui signifie descente du dragon.

Les animaux sacrés dans la culture et l’architecture vietnamiennes - ảnh 1

image empruntée ici

Mais c’est tout au sud, à Can Tho, qu’il s’est installé, retrouvant le dragon pourvu à présent de neuf corps sinueux lorsqu’empruntant le cours du Mékong, la créature mythique se divise en son delta, pour avaler la mer de Chine.

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Fredo tient avec son épouse le Mekong Logis, petit hôtel bien nommé, bordant une ruelle à l’écart du vrombissement des vespas rutilantes.

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La cour ombragée, toujours fraîche malgré l’implacable chaleur grâce au léger souffle de vent agitant le feuillage de ses manguiers, incite à la nonchalance au creux de hamacs hospitaliers. Ici, tout est simple et tranquille.

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Fredo et son épouse, la délicieuse Nhung.

Photo empruntée sur ce site.

Fredo enfant. Orphelin à 8 ans. La rue est son terrain de jeu, son école, son refuge. Mais de vrai terrain de jeu, d’école ou de havre, il n’en connaîtra pas. C’est la guerre au Vietnam. L’interminable guerre!

Fredo, aujourd’hui. L’ombre sur son visage. Son geste de la main. « Ma vie n’était pas belle. Laissons. N’en parlons pas! C’était hier ».

Fredo à cette heure, qui rattrape le temps perdu. Atteint d’une boulimie d’apprentissage! Apprendre. Apprendre. Observer. Observer. Comprendre. Comprendre. Et transmettre…

Autodidacte complet, il se met à réfléchir à la structure des langues.Photo: GS

Le français et le vietnamien. A la manière de les enseigner. Nul besoin des récentes méthodes de français langue étrangère qui lui paraissent totalement déconnectées de la réalité. Il possède un trésor: une pile d’ouvrages de conjugaison à la couleur rouge, le fameux Bescherelle et des livres de lecture dont on se servait en France pour initier telle ou telle leçon de grammaire ou de vocabulaire dans les années 50.

Les volumes, achetés pour quelques dongs, sont très défraîchis. Quand elles existent encore, les couvertures s’émiettent sous les doigts. « Qu’importe! La France est là », dit-il.

Il se désole cependant. A la braderie où il a pu acquérir tous ces ouvrages, il n’y avait aucun Bled!

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 » C’est si beau, un Bled! s’exclame-t-il. Toutes ces règles, tous ces exercices, toute cette connaissance de la langue française! »

Et Fredo rêve de le posséder un jour ce fameux Bled, talisman opérant le jour des examens!

Car son épouse a brillamment obtenu le niveau A1. Grâce à lui, bien sûr. Il en est très fier. A présent, il se concentre sur le niveau A2. « Alors, ce sera une vraie reconnaissance! » Quand ma femme réussit, c’est aussi moi qui obtiens le niveau. Moi qui ne suis jamais allé à l’école! Je suis tellement heureux! »

Alors, il observe. Il analyse, il classe au delà de ce que les grammaires proposent. Il invente d’autres progressions qui rendent les choses plus claires pour son épouse. « Ne t’inquiète pas des verbes du 2° groupe, pour l’instant. Concentre-toi sur  ceux du 3° groupe dont tu as le plus besoin, aller, par exemple… »

Pour la langue vietnamienne, à l’instar du Dr Tuan Anh Tran dans son récent ouvrage

« Se débrouiller en vietnamien en 12h« 

l’efficacité de l’enseignement de Fredo a stupéfait certains professionnels du secteur. On est venu le voir. Voulait-il partager sa méthode? « Non, il n’en est pas question. je continue à réfléchir. Cela me passionne! »

Le passionne également l’enseignement du Tai Chi. Tous les matins, sous ses manguiers, il entame sa journée par les gestes ancestraux…

Ainsi apparaît Fredo, intarissable conteur au verbe haut et à l’imagination fantasque,  généreux passeur de ce que lui a appris la vie, des épreuves de la rue à celles de la guerre, comme des merveilleuses découvertes cachées dans un simple Bled, jusqu’à la connaissance du labyrinthe initiatique du delta.

Dans le delta du Mékong (1): les fantômes de Marguerite

Saïgon. Janvier 2019

Pour les admirateurs de Marguerite Duras, quoi de plus naturel que de chercher à la retrouver à travers les lieux fondateurs qui dessinent le décor obsessionnel de l’ensemble de son œuvre ? Or, de Sadec (petite ville au coeur du delta formé par le Mékong, fleuve aux neufs bras avant de disparaître dans la Mer de Chine) où sa mère dirigeait l’école de filles,  à Saïgon, où Marguerite (qui n’était pas encore Duras, mais Donnadieu), fut lycéenne au lycée Chasseloup Laubat et pensionnaire à la pension Lyautey, rien n’existe plus de ce qui fut l’univers de l’enfant, de l’amante. Rien n’existe plus, ou si peu! La recherche tient en tout cas du périple imaginaire.

Dans le film « L’Amant » de Jean Jacques Annaud (1992), le lycée Chasseloup-Laubat où Marguerite étudie est en fait le Lycée Pétrus Ký (aujourd’hui lycée Lê Hồng Phong, situé au 235 Nguyễn Văn Cừ du District 1)!

Quelle importance!

Le vrai lycée Chasseloup-Baulat est devenu en 1960 lycée  Jean-Jacques  Rousseau, pour rompre le lien qui le liait encore à l’empire colonial français.
Au début des années 70 le collège est cédé au gouvernement sud-vietnamien et prend le nom d’un lettré du pays  au XVIIIe siècle: Lê Quý Dôn.
Après la chute du gouvernement sud-vietnamien en avril 1975 il conservera le même nom,  Établissement de l’Enseignement général du 2e degré Lê Quý Dôn.

Là, Marguerite a définitivement quitté le lieu.

Autre lieu: Le bâtiment de la pension Lyautey.  Détruit?

« Marguerite n’a jamais habité à la pension Lyautey…écrit Laure Adler. Puis, plus loin: d’ailleurs la pension Lyautey n’a jamais existé »

Ce n’est pas grave. L’écriture, elle, est sous nos yeux:

Duras écrit: « C’est la pension Lyautey la nuit.

La cour est déserte. Vers le réfectoire les jeunes boys jouent aux cartes. Il y en a un qui chante. L’enfant s’arrête, elle écoute les chants. Elle connait les chants du Vietnam. Elle écoute un moment. Elle les reconnait tous. Le jeune boy du paso doble traverse la cour, ils se font signe, se sourient : Bonsoir…« 

Les lieux se brouillent, disparaissent, qui pourtant hantent toujours le lecteur de » l’Amant ».

Le quartier de la cathédrale, la rue Catinat…

Les photos de la cathédrale sur Commons

Et plus encore le lacis des sentiers aquatiques, le bac qu’il faut emprunter entre Vinh Long et Sadec, remplacé par de hauts ponts élancés.

Le pont Rạch Miễu

Voyez ce bac, écrit-elle, avec à son bord un bus, des camions à la gueule cabossée qui les fait ressembler à des bouledogues, des enfants qui vendent des tickets de loterie, des motocyclettes pétaradantes conduites par des cavalières au visage protégé par des mouchoirs. Tout vrombit, tout frémit sur le Mékong ! »

C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinh Long et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, celle des oiseaux. Je descends du car ; je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans. »

https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2010/07/08/sadec-sur-les-pas-de-marguerite-duras_1384466_3208.html

A Saigon, encore…arpenter le quartier chinois de Cholon. Retrouver la garçonnière de l’amant, Huỳnh Thủy Lê, ce riche chinois de Sadec. Mais qui sait où elle se trouve? Encore une fois, Jean Jacques Annaud nourrit notre imaginaire et fait ressurgir les fantômes.

Retrouverons-nous plus facilement les lieux empruntés par Marguerite enfant à Sadec?

Il n’en est rien. L’école, la maison d’habitation de la mère, tout a disparu. Reste l’emblématique « maison de l’amant » où Marguerite Donnadieu n’est cependant jamais entrée. Mais, récemment classée monument historique, la riche demeure est toujours là, prête à être visitée après avoir servi longtemps de poste de police.

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Inutile d’insister.Marguerite n’est pas là non plus…

Disparue également, dans l’actuel Cambodge, la maison  de Prey Nop du « Barrage contre le Pacifique » .

De fantôme en fantôme hantant les lieux ayant ou non existé, le mieux n’est -il pas dans cette quête, de laisser ces mots de Duras  extraits de l’Amant, nous habiter pour mieux la rencontrer?

« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. »

Petit croquis d’un voyage immobile: saveurs de l’Inde du sud au restaurant Namaste de Strasbourg

Qui veut voyager loin pour remplir son carnet de voyage, n’aura pas même besoin de ménager sa monture, pour peu qu’il ait la chance d’habiter Strasbourg…

https://i0.wp.com/www.univers-cheval.com/images/cheval/photos/fr/big_7671-menager.jpg

Image empruntée au site « l’âge de nos adages ».

Il suffit en effet, pour se retrouver au sud du continent indien, de goûter aux délices de la table du restaurant Namaste, le bien nommé puisqu’il vous salue dès l’appellation qu’il a empruntée, apposée sur son enseigne, rue du Faubourg de Pierre.

En dehors du talent culinaire de son chef, de la fraîcheur des produits et de la gentillesse du serveur, la magie du lieu tient peut-être également à la présence d’une déesse: Lakshmi!

Ashthalakshmi ou Étoile de Lakshmi. Les 8 pointes représentent les 8 formes de richesse incarnées par Lakshmi. Tracé repris dans le manga Magi: Le Labyrinthe de la Magie,

Photo de la déesse Lakshmi: Nicole Evrard

Sous la protection de Lakshmi, donc, déesse aux quatre mains déversant, l’une la fortune, la deuxième cette autre richesse qu’est la connaissance, grâce à l’éducation, la troisième, la force nécessaire à toute réalisation humaine et, la dernière, la bénédiction divine, les hôtes de passage sont directement transportés au pays de tous les possibles. Ce que l’exotisme des épices leur permet déjà!

plateau d’épices emprunté au site du restaurant Namaste

C’est le jeune chef, Rajesh, depuis quatorze ans en France, qui dirige les fourneaux et maîtrise la palette des saveurs avec talent et intelligence.

Il s’agit de ne pas d’enflammer nos palais fragiles d’Européens amateurs de plats colorés qui nous emmènent sans risques et aléas jusqu’au bout du monde! Mais il n’est pas interdit de jouer des nuances. Force 1, 2, 3, ou 4. Comme le nombre de bras de la déesse tutélaire, assise tranquillement, comme on l’a vu, sur un lotus, tout au fond de la salle.

 

De gauche à droite, Reginold, le patron, Julien, le très attentif chef de salle, et Rajesh, le chef…et Pierre. Photo: Guy Serrière

 

Merci à Pierre pour ce voyage gustatif entre amis de toujours, Jean-Mick, François, Claude, Guy, Gill, Nicole, Monique, Georgette et Chantal.

Découvrir l’oeuvre de Pierre Claudé

Résultat de recherche d'images pour "pierre claudé"  Nous avons été nombreux, étudiants à l’Ecole Normale de l’avenue de la Forêt Noire et à l’université de Strasbourg vers la fin des années 60, à avoir rencontré Pierre Claudé. Nous aimions le professeur qu’il était, angliciste, linguiste, tolérant devant notre inculture, affichant un sourire volontiers moqueur, distancié, fin lettré. Il nous impressionnait un peu par son flegme amusé et son humanité bienveillante. Nous ignorions à l’époque qu’il écrivait et que son engagement en écriture ne se démentirait jamais tout au long d’une longue vie. Il disparaît en 2014, dans sa 99° année, sans jamais cesser d’écrire. Il corrigera ainsi dans ses derniers mois, avec l’aide de son épouse Simone, l’un de ses premiers textes, une pièce radiophonique « L’Ordalie ».

Né en 1916, dans un petit village de la Meuse, Horville, à 4 km d’un autre petit village, Luméville en Ornois, qui vit naître un certain Fernand Braudel (1902), Pierre Claudé, comme Braudel se réclamera de ses origines paysannes. ll doit tout aux institutions de la république permettant les diplômes nécessaires à l’obtention de postes d’enseignement ou de la fonction publique: EPS (Ecole Primaire Supérieure), Ecole Normale de Commercy, puis, en 1935, d’Alger-Bouzarea avant d’exercer le métier d’instituteur dans le bled algérien. A cette époque, l’Algérie est  colonie française pour de longues années encore. Cette expérience sera contée dans « Le Frankaoui, Mémoires d’Algérie »(1999), préfacé par Benjamin Stora. L’ouvrage obtiendra le Prix de l’Académie des Marches de l’Est.

Curieusement, une décennie plus tôt, l’autre enfant du pays, Braudel, a emprunté le même chemin. En effet, ses pas le mènent également en Algérie (de 1923 à 1934) où il travaille déjà à sa thèse « La Méditerranée et le monde méditerranéen sous le règne de Philippe II d’Espagne » qui fera de lui l’inventeur d’une discipline historique nouvelle, transdisciplinaire, enracinée dans les espaces qui la façonnent et les biens qui la composent. Tous deux, militaires en 1940, seront arrêtés après la défaite française et faits prisonniers jusqu’en 1945,  Braudel dans l’Oflag de Mayence, Claudé dans celui de Nuremberg et plus tard, d’Edelbach, près de Vienne.

Le complet gris, lettres d'un jeune officier sur la Drôle de guerre 39-40

C’est alors que Braudel, déjà maître de la discipline qu’il est en train de créer, donne des cours d’histoire aux autres prisonniers. De son côté, Pierre Claudé, plus jeune, suit des cours d’anglais – un peu rudimentaires, il le dira dans son ouvrage « Amérique, mes amours »- mais qu’il approfondira plus tard jusqu’à l’agrégation.

Pierre Claudé - .

De son écriture fine et précise, il  remplit aussi de précieux carnets qu’il est très émouvant  de parcourir aujourd’hui et étudie la littérature en autodidacte, de l’antiquité à nos jours.

Arrêtons là les comparaisons qui pourtant ne lassent pas de surprendre. Enfants issus de ces terres agricoles meusiennes pauvres, élèves brillants tous deux,  étudiants puis jeunes enseignants éblouis devant Alger-la-Blanche, infatigables chercheurs, chacun travaille à la réalisation de ses projets. Les travaux de Braudel lui donneront une reconnaissance internationale. L’œuvre littéraire de Claudé, par contre, reste méconnue, et c’est dommage!

Car il s’agit bien d’une œuvre dans sa complétude. Une œuvre qui trouve sa cohérence, son unité et son originalité dans la prise en compte de l’ensemble des ouvrages qui la composent: quinze recueils de nouvelles, six romans, trois essais, deux pièces radiophoniques, une grammaire française. Il obtient plusieurs prix littéraires dont en 1991, le prix Prométhée de la nouvelles pour « Fin de parcours ».

Fait étonnant, les héros de Claudé ne sont jamais prisonniers de l’espace qui leur est donné à vivre dans tel ou tel ouvrage. Ils sont libres de réapparaître, même disparus pour de bon! Max, Le bon petit jeune homme, Monsieur Gnière ou Madame Gnière (on sait qu’un gnière est en argot, un personnage sans importance) ou le jeune Loïc du « Fond des choses », vont et viennent sans préoccupations chronologiques. Qui sont-ils? Travestissement d’un narrateur omniprésent? Avatars de l’auteur lui-même? En tout cas, plus que des incarnations psychologiques, ces personnages sont des types: quidams inquiets, curieux du sens d’un monde indéchiffrable, violents parfois jusqu’à l’extrême comme la baronne de « Népanthès », amoureux de l’instant….Grand puzzle d’une comédie humaine dérisoire que le lecteur assemble par bribes. A travers les personnages et les décors récurrents, l’auteur livre en effet parfois quelques clés: le lieu de l’enfance, dans « Le temps scintille. 2013 », par exemple:   « Le nom MILLOT figurait trois fois sur la plaque de marbre qui servait de monument aux morts. Trois autres noms y étaient gravés, les six hommes que la guerre avait anéantis ayant constitué à l’époque l’essentiel d’une force de travail particulièrement éprouvée. Le village était en effet minuscule. Cinq ou six familles de paysans y cultivaient une terre caillouteuse avec des outils archaïques. »

De même, les événements qui tissent la vie de l’auteur apparaissent sans crier gare, précieux indices, au détour d’une nouvelle, comme la libération du camp que Loïc, le héros du « Bateau », dans « le fond des choses », évoque en filigrane.

Et les thèmes s’enchevêtrent et se font écho. La critique de la culture en tant que faire-valoir en est un exemple. L’érudition de l’auteur n’est jamais gratuite. Et parfois il s’en moque comme dans la délicieuse petite nouvelle  « Faudra  qu’on s’applique », p. 71 dans « Le temps scintille »

Le temps scintille

où M. Gnière, s’essayant à la littérature, reçoit une récompense, un simple accessit, lors d’un grand prix littéraire. Et ceci le rend furieux. Il découvre qu’une femme a obtenu le premier prix! Leur conversation finira par créer entre eux une complicité inattendue. C’est un petit bijou de désinvolture face à la poudre aux yeux de références culturelles ésotériques. Interrogeant la lauréate sur le titre savant de son livre « Voyage en Acédie », p 76:

Et l’Acédie, alors, demanda-t-il…

– Un mot raccrocheur, rien de plus. Du bluff. Un titre mystérieux, le public aime. Et mon livre est comme cela...

et plus tard:

Quand il lui cita la phrase de Cioran dont il comptait faire flèches pour se venger d’elle, elle éclata d’un rire qui attira sur eux l’attention des convives.

-Ah, ah, parvint-elle à dire, je n’ai jamais tant ri. Heureusement que vous êtes là!

Effectivement, on rit souvent à lire Claudé. Sous le quotidien surgit l’insolite, ce mot que Ionesco préférait à l’absurde! S’il est normal que Mr Gnière et Mme aient ensemble les mêmes pensées comme tout vieux couple qui se respecte, est-il bien concevable qu’ils fassent ensemble les mêmes rêves? Le fantastique n’est pas loin qui emprunte sans qu’on n’y prenne garde des logiques imparables. Que faire devant la création d’une Banque du Temps chargée de rembourser sur la foi de dossiers structurés, le temps jugé perdu? « Le temps perdu », P. 35. Id.

Marcel Aymé et son Passe-Muraille auraient pu se glisser dans l’écriture de la nouvelle. Jules Romains avait-il rencontré Mr Gnière, ce personnage sans intérêt qui pourtant participe à la ronde des humains que nous sommes tous? Immanquablement son ouvrage « Mort de quelqu’un » nous revient en mémoire.

C’est Pierre Frath qui parle certainement le mieux de l’œuvre de Pierre Claudé à travers ses chroniques. Dans « La Grande Java » par exemple, qu’il compare aux « Particules Elémentaires » de Houellebecq et dont il fait une critique sans parti pris, le rapprochement entre le questionnement des deux auteurs sur l’individualisme forcené qui régit nos sociétés, devient évident:

Max considérait le sens moral comme un virus, comme une distraction (au sens pascalien) qui détourne de l’essentiel. L’essentiel pour lui, était les maths, mais on frémit si l’on imagine des gens…pour qui l’essentiel serait la race, la nation, ou Dieu ou  simplement l’hédonisme de leur propre ego (c’était le cas de Dorian Gray) et qui serait assez dépourvu de sens moral pour faire de cette infirmité une théorie aussi cynique. Je laisse cette hypothèse à la méditation de nos lecteurs.

Ce mot, écrit en réponse d’une confession de Max, ouvrant « Le temps scintille » est signé par l’écrivain Claude Boulder.

Boulder, comme c’est étrange, est précisément le nom de l’université où a séjourné Pierre Claudé dans le Colorado, lors de son séjour aux USA, grâce à la bourse Fulbright qui lui a été décernée. Il raconte ce parcours dans son roman « Amérique, mes amours » et rien n’est laissé au hasard, comme on le voit dans l’écriture de Pierre Claudé. Tout prend sens.

Etrange, avions-nous dit? Allons donc! Le grand puzzle de la vie d’un homme pudique et poète, né sur des terres rocailleuses, ébloui par la blancheur d’autres rives, se construit peu à peu.

Mais, en bons lecteurs que nous sommes, n’est-il pas temps de céder à l’invitation à méditer, tel que nous y invite l’écrivain Claude Boulder...?

On trouvera les références complètes, éditions, dates de publication de tous les ouvrages de Pierre Claudé à la fin du texte de Pierre Frath

 

Café littéraire

L’association « Vue d’ensemble » toujours novatrice dans ses activités faisant se rassembler malvoyants, aveugles ou voyants, des sports de l’extrême, escalade, marathons, au défilé de mode en passant par les ateliers d’écriture ou de cuisine, m’a demandé récemment de lancer un café littéraire dans un tout nouveau restaurant-maison d’hôtes, Pavillon M, 13 rue de Bouxwiller, dans le quartier des Halles à Strasbourg. La première rencontre aura lieu le mercredi 23 novembre 2016, à 18h 30. J’y accueillerai l’écrivain Graham Sage qui arrive de Singapour où il vient de présenter son dernier livre (non encore traduit en français) « The phoenix and the crow »,

The Phoenix and the Crow par [Sage, Graham]

paru aux éditions Monsoon. Lors de sa visite, nous parlerons de l’ouvrage et aussi des »Tribulations de J. Alfred Prufrock au pays des moas géants »

paru en 2015 chez l’Harmattan, en français, bien évidemment.

Parlons donc de cafés littéraires, ces lieux consacrés à la confrontation intellectuelle, à la promotion d’ouvrages et aux échanges philosophiques. Existent-ils encore ou alimentent-ils un mythe entretenu jusqu’à nos jours? Pour tenter de le savoir, remontons tout d’abord à ses origines et à l’introduction du café en tant que breuvage en France.

Comme chacun sait, le café consommé en boisson est apporté  à Paris et à la cour du roi soleil par l’ambassadeur de Turquie,  Soliman Aga Mustapha Roca, coqueluche du tout Paris dans la deuxième moitié du XVII° siècle. Servi sucré, il développe très vite chez les Parisiens  une véritable addiction.

C’est alors que les limonadiers de Paris réalisent les subsides qu’ils peuvent tirer de cette nouvelle mode. Ils parviennent à faire enregistrer les statuts de leur corporation le 26 janvier 167 en faisant agréer en même temps des lieux communautaires permettant de consommer la boisson tant appréciée, tandis que la profession obtient en plus l’autorisation de préparer et de vendre thé, café et chocolat, ainsi que le privilège de distiller alcools et liqueurs.

Dans son article  » Cénacles et cafés littéraires: deux sociabilités antagonistes », Vincent Laisney écrit : L’historiographie nous a habitués à considérer les cafés comme l’un des hauts lieux de la sociabilité littéraire parisienne. Du Procope des Encyclopédistes au Flore des existentialistes en passant par le Momus de la bohème et le Cyrano des surréalistes,

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les dictionnaires, les manuels et les ouvrages d’histoire littéraire n’en finissent pas d’égrener les noms de ces établissements célèbres, où se serait joué le sort de la littérature…

Réalité ou mythe entretenu?

Les futures rencontres littéraires du Pavillon M pour éloignées qu’elles seront des polémiques sur la réalité des célèbres cafés d’autrefois ne manqueront pas de cultiver, modestement, mais avec ferveur, la vitalité de l’écriture dans le partage des mots.

Calendrier des auteurs présents entre 18h30 et 20h:

mercredi 23 novembre: Graham Sage

mercredi 7 décembre: Jacques Fortier

Anne-Sophie Moussard

jeudi 12 janvier 2018: Pierre Claudé, évoqué par Simone Claudé, son épouse.

jeudi 19 janvier 2018: Albert Strickler

Animation: Chantal Serrière et Anissa Hamza