Les Mariés de Strasbourg
Il s’appelle Levon, elle s’appelle Lusine. ( Prononcer Lucie). Ils s’aiment. Ils se sont mariés à la mairie de Strasbourg en novembre 2021. Ils ont aujourd’hui une délicieuse petite fille née fin octobre 2022.
Voilà une histoire, une histoire banale, à vrai dire, la plus banale qui soit. Pourquoi la raconter alors ? Pour conjurer peut-être les paroles de la chanson des Rita Mitsouko reprenant à leur compte les superstitions populaires, « les histoires d’amour finissent mal en général. ». Et si les paroles du célèbre groupe étaient fausses? Et s’il était possible, comme dans les contes, que l’histoire dont nous parlons, celle de Levon et de Lusine, trouve une fin heureuse ?
Au moment où j’écris, quoi qu’il y paraisse à première vue, rien ne le garantit.
Tous deux viennent d’un pays lointain, tout à l’Est de l’Europe, un pays à la civilisation très ancienne qui recélait, dit-on, au fond d’une caverne, la chaussure de cuir la plus vieille du monde. Quand je vous dis qu’il s’agit d’un conte! Les éléments sont là. Les chercheurs affirment que cette pantoufle (pourquoi pas comme le portait Cendrillon, en ce cuir obtenu à partir de la fourrure de l’écureuil, «petit gris»), date de 5000 ou peut-être même de 6000ans, mais le grand âge se moque bien de quelques millénaires ! Recouverte d’une épaisse couche de crottes de mouton qui l’a protégée, la chaussure était lacée.
A qui appartenait-elle ? A quelque Cendrillon pressée du Néolithique ? Au vu de sa taille, un 37, certainement pas. Plutôt à un homme, affirment les spécialistes ; donc à son prince ? Mais qu’importe ! Le fait est véridique qui renvoie simplement à l’interprétation de nos mémoires collectives et à la très longue histoire du pays d’où viennent nos mariés de Strasbourg.
Levon est né en 1989. C’était un enfant qui grandissait sans histoire, semblable à tous les enfants de son âge, parlant tôt sa langue maternelle et la langue russe enseignée à l’école. Ce qui le distinguait des autres enfants, c’est sa capacité à jouer du piano dont il a pris des leçons très tôt. Mais à six ans, il a vécu un drame. Il a perdu la vue d’un œil ! Subitement ! Quelques semaines plus tard, son deuxième œil est atteint ! Ses parents affolés ont consulté partout. Ils ont emmené leur petit garçon jusqu’à Moscou. Mais ils arrivaient trop tard. Levon serait aveugle.
Le temps passe.
Lusine, un jour, entraînée par son amie Nina, va au concert.
Levon Karapetyan est l’artiste soliste du concert. Il est devenu un grand pianiste que la cécité n’empêche nullement de posséder un vaste répertoire. Il enregistre. Il donne de nombreux concerts. Ce soir-là, Il joue Moussorgski et Beethoven et une série de petites pièces de compositeurs contemporains.
C’était magnifique, dit Lusine, aujourd’hui, les yeux brillants. La force de la musique sous les doigts de Levon, lui, dans son beau costume de pianiste, grand, souriant derrière ses lunettes noires de non-voyant. Mon cœur s’est tout de suite mis à battre plus vite et plus fort!
Or Nina est une amie de Levon. A la fin du concert, elle entraîne Lusyne et les présente l’un à l’autre.
Nous nous sommes serré la main, dit Levon. J’ai tout de suite vu que Lusine était pâle, très blanche et qu’une lumière émanait d’elle. Car dans sa tête, Levon perçoit les couleurs, même celles invisibles à ses yeux éteints.
Elle voulait retirer sa main, ajoute-t-il, mais je l’ai gardée dans la mienne. Longtemps.
Puis, les jeunes gens sortent de la salle de concert et marchent ensemble jusqu’à ce qu’une pluie violente les oblige à s’abriter au Conservatoire. Il s’est manifestement passé quelque chose entre eux, mais, troublés, ils se séparent sans même échanger leurs adresses.
Levon retrouvera Lusine sur Facebook et commencera alors pour eux une longue période de séparation ponctuée d’échanges de messages quotidiens et de retrouvailles épisodiques.
Lusine, est inscrite à l’université de leur pays où elle étudie en psychologie. Levon, lui, a terminé ses études au Conservatoire. Il joue à présent avec l’orchestre national. Ses parents sont partis avec son petit frère à l’étranger. Il vit chez sa grand-mère. La musique est toute sa vie.
Il pleut. Lusyne arrive au Conservatoire. Elle vient chercher Levon qui n’a pas de canne blanche et ne peut se déplacer sans être accompagné. Ils marchent tous deux sous la pluie. Ils en ont l’habitude. Parfois, ils s’installent dans un café, d’autres fois, ils marchent ensemble, tout simplement. Elle raconte à Levon ce qu’il ne peut voir, le parc au printemps, la ville, les passants. Ils rient. Ce jour-là, alors qu’elle a toujours refusé l’invitation, Lusine, dont l’imperméable est trempé, accepte de monter jusqu’à l’appartement où vit Levon avec sa grand-mère. Tandis qu’ils ôtent leurs vêtements de pluie, la grand-mère leur prépare du thé. Ils s’asseyent côte â côte devant leurs tasses fumantes et soudain la fenêtre s’éclaire. Le soleil est entré dans la pièce. Levon sent immédiatement la lumière sur son visage.
C’est toi, le soleil, dit-il à Lusine. C’est toi qui l’as fait apparaître.
Il se met au piano et joue pour elle.
Un autre jour, le père de Levon arrive. Il remplit l’appartement de son exubérance et de sa gaîté. Il invite musiciens, comédiens, amis et parents autour d’un pique-nique en chambre. On partage la nourriture et le vin. Il joue de la guitare et l’on chante. Levon se met au piano et joue pour tous. Il joue surtout pour Lusine qu’il veut emmener avec lui quand il rejoindra sa famille désormais installée à Strasbourg. Mais Lusine doit terminer ses études. Ses parents sont réticents devant l’idylle qui s’est nouée entre les deux jeunes gens. Quelle vie aura leur fille auprès d’un artiste non-voyant ? Lusine sait très bien quoi penser de leurs craintes. Elle n’a pas peur, elle. Tout lui paraît simple. Guider les mouvements de Levon, anticiper son geste, accompagner sa démarche. Elle sait. Implicitement. Parce qu’elle l’aime, et aussi parce qu’elle est ainsi, pleine d’empathie à l’égard de tous, et enfin parce qu’elle a choisi, avant même de rencontrer Levon d’être psychologue.
Le temps passe…
Fin 2017 Levon retrouve à Strasbourg ses parents et son frère. Sa mère a obtenu la nationalité française. Son frère aussi, qui, contrairement à lui, a fait toute sa scolarité en France. Il est musicien également. Il joue du violoncelle.
Le temps passe…
En avril 2018, Levon retourne dans son pays qui vit un grand bouleversement. C’est la révolution! Impossible de rencontrer Lusine. La rue est en colère et veut chasser le Premier Ministre. Quand la foule obtient gain de cause, c’est enfin l’euphorie des retrouvailles. Des barbecues sont improvisés partout. La foule en liesse fête sa victoire. Levon et Lusine veulent se fiancer mais il faudra attendre trois ans pour respecter les consignes des parents de la jeune fille.
Termine tes études et on verra…
De retour à Strasbourg, Levon apprend le français. Dans la petite classe qu’il suit, il fait la connaissance d’Hugo, musicien bassoniste venant du Portugal qui a suivi son épouse fonctionnaire au Parlement européen. Hugo veut pouvoir enseigner son instrument, le basson. Pour cela il lui faut apprendre, comme Levon, à parler français. Il y a également dans ce groupe, Nishta, une jolie Indienne informaticienne dont le mari est cadre dans une grande entreprise. Elle aussi a besoin de cours de langue. Parfois, il y a également Antonella, une jeune dentiste argentine qui n’est plus débutante. Petit à petit, chacun raconte avec les mots hésitants dont le choix est réduit, ce qui lui tient à cœur. C’est ainsi que Levon apprend à la ronde l’existence de sa lointaine fiancée, la douce Lusine, qu’il ira bientôt chercher tout là-bas dans ce pays à l’Est de l’Europe, pour l’épouser dans la belle salle de la mairie de Strasbourg! Pour un peu, on le verrait partir à cheval pour la ramener sans attendre parmi les apprenants médusés !
Le temps a passé.
Les parents de Lusine ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une amourette passagère. Ils ont donné leur accord à leur union. C’est ainsi qu’au mois de septembre 2020, Levon et ses parents prennent l’avion pour célébrer des fiançailles longtemps attendues.
Tout est prêt. Il pleut. Mais cela n’a pas d’importance. Au contraire. La pluie est leur alliée à ces deux-là ! La fête peut commencer.
Mais tout à coup, c’est la guerre!
Le frère de Lusine part le lendemain. Il s’est engagé immédiatement. Il n’y a pas de fête. La famille est en larmes. C’est la guerre!
Le 9 novembre 2020, la guerre est finie. Levon est rentré la veille à Strasbourg!
Il repartira chercher Lusine en février 2021. Sa mère l’accompagne. Elle est à peine arrivée qu’elle doit s’aliter, prostrée, atteinte du COVID qui la frappe très gravement. Lusine et Levon vont la soigner nuit et jour, dormant à ses côtés jusqu’au jour où on décide d’hospitaliser la malade qui n’arrive plus à respirer. Mais à l’hôpital, trop de patients meurent. Sur le conseil d’une soignante, on ramène la malade à la maison pour la traiter à domicile. Peu à peu, sa santé s’améliore, mais elle a bien failli mourir.
Le 6 juillet de cette même année, Levon et Lusine organisent une belle fête pour célébrer leur mariage à venir. Levon rejoint Strasbourg. Lusine prépare son départ. Elle obtient un visa de tourisme pour se rendre à Strasbourg.
L’histoire se termine-t-elle sur cette fin heureuse ?
Hélas ! La suite montre cependant qu’il n’en est rien !
En novembre, la mairie de Strasbourg accueille les jeunes gens pour ce mariage tant attendu, cette union qui a triomphé de réticences familiales, d’une révolution, de la guerre et même, d’une pandémie! Levon qui a un visa de séjour en France pour dix ans a demandé la nationalité française et préparé un dossier qui doit permettre à Lusine de vivre à ses côtés.
Las, tout s’écroule! Mariée ou pas, Lusyne doit quitter la France où elle n’aurait jamais dû se marier munie d’un simple visa de tourisme. Il lui faut repartir en Arménie. Car leur pays lointain n’est pas l’Ukraine dont on parle chaque jour, mais l’Arménie.
En situation illégitime depuis l’expiration de son visa, Lusine doit faire ses bagages Pire ! La demande de nationalisation de Levon qui était en bonne voie a été déboutée sous prétexte de transgression de l’article 43 qui punit celui favorisant l’accueil de personnes en situation irrégulière.
Depuis, Lusine vit chez ses parents en Arménie. Levon s’y rend pour la retrouver. La famille s’est agrandie avec la naissance de leur petite fille, mais il est encore trop tôt pour que Lusine dispose d’un nouveau titre de séjour en France…
Alors, De retour à Strasbourg, Levon joue. La musique est son refuge. Il travaille. Agrandit son répertoire. Il joue. Du matin au soir. Dans le quartier populaire où il habite avec ses parents et son frère, les voisins ne s’en plaignent jamais. Même, quand il s’absente, ils demandent : mais où est le pianiste, est-ce qu’il va revenir ? Car sous ses doigts, la musique est vivante et touche le cœur des gens simples et jusqu’aux plus cultivés, sa musique est ainsi, oui, touchant le cœur de tous. Encore faut-il l’écouter ! Parviendra-t-elle ainsi à être entendue et à toucher le cœur (ou la raison) de ceux et celles ayant le pouvoir de délivrer ou de refuser un visa pour Lusine ?