Conte d’aujourd’hui

Les Mariés de Strasbourg

Il s’appelle Levon, elle s’appelle Lusine. ( Prononcer Lucie). Ils s’aiment. Ils se sont mariés à la mairie de Strasbourg en novembre 2021. Ils ont aujourd’hui une délicieuse petite fille née fin octobre 2022.

Voilà une histoire, une histoire banale, à vrai dire, la plus banale qui soit. Pourquoi la raconter alors ? Pour conjurer peut-être les paroles de la chanson des Rita Mitsouko reprenant à leur compte les superstitions populaires, « les histoires d’amour finissent mal en général. ». Et si les paroles du célèbre groupe étaient fausses? Et s’il était possible, comme dans les contes, que l’histoire dont nous parlons, celle de Levon et de Lusine, trouve une fin heureuse ?

Au moment où j’écris, quoi qu’il y paraisse à première vue, rien ne le garantit.

Tous deux viennent d’un pays lointain, tout à l’Est de l’Europe, un pays à la civilisation très ancienne qui recélait, dit-on, au fond d’une caverne, la chaussure de cuir la plus vieille du monde. Quand je vous dis qu’il s’agit d’un conte! Les éléments sont là. Les chercheurs affirment que cette pantoufle (pourquoi pas comme le portait Cendrillon, en ce cuir obtenu à partir de la fourrure de l’écureuil, «petit gris»), date de 5000 ou peut-être même de 6000ans, mais le grand âge se moque bien de quelques millénaires ! Recouverte d’une épaisse couche de crottes de mouton qui l’a protégée, la chaussure était lacée.

image empruntée à Wikipedia

A qui appartenait-elle ? A quelque Cendrillon pressée du Néolithique ? Au vu de sa taille, un 37, certainement pas. Plutôt à un homme, affirment les spécialistes ; donc à son prince ? Mais qu’importe ! Le fait est véridique qui renvoie simplement à l’interprétation de nos mémoires collectives et à la très longue histoire du pays d’où viennent nos mariés de Strasbourg.

Levon est né en 1989. C’était un enfant qui grandissait sans histoire, semblable à tous les enfants de son âge, parlant tôt sa langue maternelle et la langue russe enseignée à l’école. Ce qui le distinguait des autres enfants, c’est sa capacité à jouer du piano dont il a pris des leçons très tôt. Mais à six ans, il a vécu un drame. Il a perdu la vue d’un œil ! Subitement ! Quelques semaines plus tard, son deuxième œil est atteint ! Ses parents affolés ont consulté partout. Ils ont emmené leur petit garçon jusqu’à Moscou. Mais ils arrivaient trop tard. Levon serait aveugle.

Le temps passe.

Lusine, un jour, entraînée par son amie Nina, va au concert.

Levon Karapetyan est l’artiste soliste du concert. Il est devenu un grand pianiste que la cécité n’empêche nullement de posséder un vaste répertoire. Il enregistre. Il donne de nombreux concerts. Ce soir-là, Il joue Moussorgski et Beethoven et une série de petites pièces de compositeurs contemporains.

Concerto n°3 de Beethoven

C’était magnifique, dit Lusine, aujourd’hui, les yeux brillants. La force de la musique sous les doigts de Levon, lui, dans son beau costume de pianiste, grand, souriant derrière ses lunettes noires de non-voyant. Mon cœur s’est tout de suite mis à battre plus vite et plus fort!

Or Nina est une amie de Levon. A la fin du concert, elle entraîne Lusyne et les présente l’un à l’autre.

Nous nous sommes serré la main, dit Levon. J’ai tout de suite vu que Lusine était pâle, très blanche et qu’une lumière émanait d’elle. Car dans sa tête, Levon perçoit les couleurs, même celles invisibles à ses yeux éteints.

Elle voulait retirer sa main, ajoute-t-il, mais je l’ai gardée dans la mienne. Longtemps.

Puis, les jeunes gens sortent de la salle de concert et marchent ensemble jusqu’à ce qu’une pluie violente les oblige à s’abriter au Conservatoire. Il s’est manifestement passé quelque chose entre eux, mais, troublés, ils se séparent sans même échanger leurs adresses.

Levon retrouvera Lusine sur Facebook et commencera alors pour eux une longue période de séparation ponctuée d’échanges de messages quotidiens et de retrouvailles épisodiques.

Lusine, est inscrite à l’université de leur pays où elle étudie en psychologie. Levon, lui, a terminé ses études au Conservatoire. Il joue à présent avec l’orchestre national. Ses parents sont partis avec son petit frère à l’étranger. Il vit chez sa grand-mère. La musique est toute sa vie.

Il pleut. Lusyne arrive au Conservatoire. Elle vient chercher Levon qui n’a pas de canne blanche et ne peut se déplacer sans être accompagné. Ils marchent tous deux sous la pluie. Ils en ont l’habitude. Parfois, ils s’installent dans un café, d’autres fois, ils marchent ensemble, tout simplement. Elle raconte à Levon ce qu’il ne peut voir, le parc au printemps, la ville, les passants. Ils rient. Ce jour-là, alors qu’elle a toujours refusé l’invitation, Lusine, dont l’imperméable est trempé, accepte de monter jusqu’à l’appartement où vit Levon avec sa grand-mère. Tandis qu’ils ôtent leurs vêtements de pluie, la grand-mère leur prépare du thé. Ils s’asseyent côte â côte devant leurs tasses fumantes et soudain la fenêtre s’éclaire. Le soleil est entré dans la pièce. Levon sent immédiatement la lumière sur son visage.

C’est toi, le soleil, dit-il à Lusine. C’est toi qui l’as fait apparaître.

Il se met au piano et joue pour elle.

Un autre jour, le père de Levon arrive. Il remplit l’appartement de son exubérance et de sa gaîté. Il invite musiciens, comédiens, amis et parents autour d’un pique-nique en chambre. On partage la nourriture et le vin. Il joue de la guitare et l’on chante. Levon se met au piano et joue pour tous. Il joue surtout pour Lusine qu’il veut emmener avec lui quand il rejoindra sa famille désormais installée à Strasbourg. Mais Lusine doit terminer ses études. Ses parents sont réticents devant l’idylle qui s’est nouée entre les deux jeunes gens. Quelle vie aura leur fille auprès d’un artiste non-voyant ? Lusine sait très bien quoi penser de leurs craintes. Elle n’a pas peur, elle. Tout lui paraît simple. Guider les mouvements de Levon, anticiper son geste, accompagner sa démarche. Elle sait. Implicitement. Parce qu’elle l’aime, et aussi parce qu’elle est ainsi, pleine d’empathie à l’égard de tous, et enfin parce qu’elle a choisi, avant même de rencontrer Levon d’être psychologue.

Le temps passe…

Fin 2017 Levon retrouve à Strasbourg ses parents et son frère. Sa mère a obtenu la nationalité française. Son frère aussi, qui, contrairement à lui, a fait toute sa scolarité en France. Il est musicien également. Il joue du violoncelle.

Le temps passe…

En avril 2018, Levon retourne dans son pays qui vit un grand bouleversement. C’est la révolution! Impossible de rencontrer Lusine. La rue est en colère et veut chasser le Premier Ministre. Quand la foule obtient gain de cause, c’est enfin l’euphorie des retrouvailles. Des barbecues sont improvisés partout. La foule en liesse fête sa victoire. Levon et Lusine veulent se fiancer mais il faudra attendre trois ans pour respecter les consignes des parents de la jeune fille.

Termine tes études et on verra…

De retour à Strasbourg, Levon apprend le français. Dans la petite classe qu’il suit, il fait la connaissance d’Hugo, musicien bassoniste venant du Portugal qui a suivi son épouse fonctionnaire au Parlement européen. Hugo veut pouvoir enseigner son instrument, le basson. Pour cela il lui faut apprendre, comme Levon, à parler français. Il y a également dans ce groupe, Nishta, une jolie Indienne informaticienne dont le mari est cadre dans une grande entreprise. Elle aussi a besoin de cours de langue. Parfois, il y a également Antonella, une jeune dentiste argentine qui n’est plus débutante. Petit à petit, chacun raconte avec les mots hésitants dont le choix est réduit, ce qui lui tient à cœur. C’est ainsi que Levon apprend à la ronde l’existence de sa lointaine fiancée, la douce Lusine, qu’il ira bientôt chercher tout là-bas dans ce pays à l’Est de l’Europe, pour l’épouser dans la belle salle de la mairie de Strasbourg! Pour un peu, on le verrait partir à cheval pour la ramener sans attendre parmi les apprenants médusés !

Le temps a passé.

Les parents de Lusine ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une amourette passagère. Ils ont donné leur accord à leur union. C’est ainsi qu’au mois de septembre 2020, Levon et ses parents prennent l’avion pour célébrer des fiançailles longtemps attendues.

Tout est prêt. Il pleut. Mais cela n’a pas d’importance. Au contraire. La pluie est leur alliée à ces deux-là ! La fête peut commencer.

Mais tout à coup, c’est la guerre!

Le frère de Lusine part le lendemain. Il s’est engagé immédiatement. Il n’y a pas de fête. La famille est en larmes. C’est la guerre!

Le 9 novembre 2020, la guerre est finie. Levon est rentré la veille à Strasbourg!

Il repartira chercher Lusine en février 2021. Sa mère l’accompagne. Elle est à peine arrivée qu’elle doit s’aliter, prostrée, atteinte du COVID qui la frappe très gravement. Lusine et Levon vont la soigner nuit et jour, dormant à ses côtés jusqu’au jour où on décide d’hospitaliser la malade qui n’arrive plus à respirer. Mais à l’hôpital, trop de patients meurent. Sur le conseil d’une soignante, on ramène la malade à la maison pour la traiter à domicile. Peu à peu, sa santé s’améliore, mais elle a bien failli mourir.

Le 6 juillet de cette même année, Levon et Lusine organisent une belle fête pour célébrer leur mariage à venir. Levon rejoint Strasbourg. Lusine prépare son départ. Elle obtient un visa de tourisme pour se rendre à Strasbourg.

L’histoire se termine-t-elle sur cette fin heureuse ?

Hélas ! La suite montre cependant qu’il n’en est rien !

En novembre, la mairie de Strasbourg accueille les jeunes gens pour ce mariage tant attendu, cette union qui a triomphé de réticences familiales, d’une révolution, de la guerre et même, d’une pandémie! Levon qui a un visa de séjour en France pour dix ans a demandé la nationalité française et préparé un dossier qui doit permettre à Lusine de vivre à ses côtés.

Las, tout s’écroule! Mariée ou pas, Lusyne doit quitter la France où elle n’aurait jamais dû se marier munie d’un simple visa de tourisme. Il lui faut repartir en Arménie. Car leur pays lointain n’est pas l’Ukraine dont on parle chaque jour, mais l’Arménie.

En situation illégitime depuis l’expiration de son visa, Lusine doit faire ses bagages Pire ! La demande de nationalisation de Levon qui était en bonne voie a été déboutée sous prétexte de transgression de l’article 43 qui punit celui favorisant l’accueil de personnes en situation irrégulière.

Depuis, Lusine vit chez ses parents en Arménie. Levon s’y rend pour la retrouver. La famille s’est agrandie avec la naissance de leur petite fille, mais il est encore trop tôt pour que Lusine dispose d’un nouveau titre de séjour en France…

Alors, De retour à Strasbourg, Levon joue. La musique est son refuge. Il travaille. Agrandit son répertoire. Il joue. Du matin au soir. Dans le quartier populaire où il habite avec ses parents et son frère, les voisins ne s’en plaignent jamais. Même, quand il s’absente, ils demandent : mais où est le pianiste, est-ce qu’il va revenir ? Car sous ses doigts, la musique est vivante et touche le cœur des gens simples et jusqu’aux plus cultivés, sa musique est ainsi, oui, touchant le cœur de tous. Encore faut-il l’écouter ! Parviendra-t-elle ainsi à être entendue et à toucher le cœur (ou la raison) de ceux et celles ayant le pouvoir de délivrer ou de refuser un visa pour Lusine ?

Le voyage à Chantilly-2

2- Le jardin enchanté

« La vie n’obéit jamais à une chaîne de raisons claires et distantes, comme c’est le cas pour la pensée, écrit Hermann Hesse dans l’incipit de son ouvrage « le voyage à Nuremberg« . S’il devenait un pur esprit libéré de la matière, l’homme pourrait découvrir un principe infaillible de causalité à l’œuvre dans sa vie. Il serait alors en droit de croire qu’il n’existe pas d’autres causes à ses actes que celles qui lui sont apparues clairement. Car précisément il ne serait qu’esprit et uniquement cela. Mais je n’ai encore jamais rencontré un tel homme ou plutôt un tel dieu… »

Pour reprendre les arguments de Hesse, qui sait les motivations profondes de chacun des frères à répondre à l’invitation de leur frère cadet? Témoignage d’affection profonde de la part de chacun d’eaux? Curiosité? Deux d’entre eux ne connaissaient pas le lieu, qui d’ailleurs n’est pas Chantilly, mais le village précédent, Coye-la Forêt, dont la gare dessert également Orry-la-ville. Désir de revivre ensemble les plaisirs et tourments de l’enfance lointaine? Tout cela à la fois, probablement, et plus encore, peut-être le désir de partager avant qu’il soit trop tard, ce que la vie n’a pas toujours permis de partager, l’espace, le temps, l’insouciance et les rêves?

Avec un peu de courage et d’entraînement, il est tout à fait possible de se rendre à pied de la gare au centre du village. Un chemin longeant la forêt y conduit en quelque vingt minutes. Mais le trajet fut accompli en voiture. L’hôte attendait ses premiers invités sur le quai de la gare. Chaleur immédiate des retrouvailles.

La maison de Jean-Mi, alias Aliocha, se trouve au coeur de Coye, bordée par le mac adam d’une rue tranquille.

photo empruntée ici. Les étangs de Commelles.

Une porte rouge. On entre. Pascale , à la cuisine ouverte sur les autres pièces, nous accueille très chaleureusement. Un grand chien noir exprime joyeusement son contentement. Et déjà, ayant déposé nos sacs à même le sol, nous traversons le salon blanc qui donne sur la vaste véranda lumineuse, qui ouvre… sur le jardin. Celui dont la photo apparaît au début de ce billet! Immédiatement accueillant sous son entrée presque solennelle de bois vieilli caché sous les glycines! Le grand chien noir continue à sauter autour de nous et à nous tendre une balle bleue qu’il ne s’épuise jamais à rapporter lorsque nous la lui lançons dans l’herbe verte.

Caché aux yeux de qui arpente le village, le jardin n’est accessible qu’à l’arrière de la maison. C’est un jardin secret. Qui franchit le seuil, happé par l’exubérance colorée, n’en voudra plus sortir. Car sans nul doute, c’est de plus un jardin un peu magique. Je le disais « enchanté »dans le sous-titre du billet. Dès les premiers pas, une curieuse impression de mystère vous saisit en effet alors que tout est si simple! Le chemin herbeux menant tout au fond, les encoignures sombres appuyées contre le mur voisin, l’explosion rouge du rhododendron, le petit pavillon clair servant d d’atelier au maître des lieux. Est-ce lui le magicien?

Le lendemain, c’est jour de couronnement en Angleterre. Avide du spectacle d’un autre âge, démesuré, insensé, je squatte le salon devant l’écran de télévision, et de temps à autres, prise de remords, jette un oeil aux vicissitudes du temps présent sur une chaîne d’infos. La guerre.

Les deux frères partent à Chantilly acheter de la crème. Cela ne s’invente pas! Quant à moi, je ne verrai rien, cette fois-ci, du célèbre château de Chantilly. J’imagine alors une montagne de crème, un dôme d’une blancheur éclatante au-dessus du paysage.

Les deux autre frères arriveront avec leurs épouses, l’un en voiture, l’autre par le train. 14h 30. Le déjeuner peut commencer. Un délicieux déjeuner d’Un dimanche à la campagne.

image empruntée à Télérama

Côte de boeuf au barbecue, petites pommes fondantes aux herbes, haricots verts, fromages et dessert-maison: des douillons dont la recette s’évade tout droit d’une nouvelle de Maupassant, « Le vieux », tiré des « Contes du jour et de la nuit » (1885). A l’extérieur, il pleut. Un peu. De temps à autre. Puis le soleil revient. L’air est léger, très léger. les conversations s’échangent, la bouche pleine des douceurs sucrées du dessert. Le jardin imprime son inflorescence sur les vitres de la véranda.

Beauté indicible du moment. Est-ce cela, en définitive qu’offre la fratrie réunie par le plus jeune des frères? L’accès à la beauté de « tout ce qu’on entend , l’on voit et l’on respire…?

Ecoutons François Cheng:

En ces temps de misères omniprésentes, dit-il, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourra paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque qu’un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu’à l’opposé du mal, la beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face. Je suis persuadé que nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant: d’un côté, le mal; de l’autre, la beauté. Cinq méditations sur la beauté. F. Cheng. Albin Michel. P13.

Le voyage à Chantilly-1

1- Strasbourg-Paris

Quelques années après la Première Guerre Mondiale, dans un petit essai intitulé « Le voyage à Nuremberg« , Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature en 1946, profite de ce voyage pour s’interroger profondément sur lui-même. A partir des paysages traversés, des images de l’enfance surgissent, des pensées s’accrochent à la parenthèse du présent en marche. Il écrit:

« J’ai pu constater en tout cas que les motifs de mes propres actes se situent toujours hors du champ de ma raison ou de ma volonté. Me demandant, par exemple, ce qui fut réellement à l’origine de mon voyage du Tessin à Nuremberg…je me trouve très embarrassé. Plus j’y regarde avec attention, plus mes raisons et motivations m’apparaissent multiples,, diverses,sans rapport les unes avec les autres et semblent remonter très loin dans le passé. Elles ne s’ordonnent pas en une suite logique et linéaire; elles forment plutôt un réseau complexe, si bien que d’innombrables événements anciens de ma vie semblent finalement expliquer ce voyage banal et imprévu. »

Si les raisons d’un voyage ne sont pas toujours aussi complexes que celles évoquées par Hesse dans son essai, il n’en reste pas moins que le temps arrêté dans sa course quotidienne oblige le voyageur à poser son regard hors de son environnement habituel. Il peut lire,ouvrir son ordinateur, écrire, scroller, bavarder avec qui l’accompagne, certes, mais aussi regarder par la fenêtre et s’interroger. Curieusement, le train à grande vitesse ne paraît pas filer si vite…

Strasbourg-Paris, tout d’abord.

Chantilly, c’est pour plus tard. Or, ce voyage à Chantilly, comme annoncé dans le titre de ce billet, ne répondait à aucune raison obscure. Il s’agissait très simplement de répondre à l’invitation d’un des membres d’une fratrie de quatre garçons nés après la Deuxième Guerre Mondiale. S’il avait fallu trouver à travers la littérature un portrait du plus jeune d’entre eux,

l’invitant, à cette rencontre, c’eût été sans nul doute le dernier né de la fratrie Kramazov, Aliocha. Un Aliocha comme il se doit, doux, tendre, à la spiritualité rayonnante, mais également un Aliocha ancré dans la vraie vie, frère, père et époux très aimant. Les invités, quant à eux, eussent pu choisir à leur gré tout personnage, bien sûr, duquel ils se fussent sentis proches et dont la littérature offre une galerie non exhaustive: Fabrice, Etienne, Julien, Eugène, Roméo., Lucien… le choix est vaste. Mais revenons au voyage.

Strasbourg-Paris. 13h 49. Pas de grève. Le GV part à l’heure. Dessinant les collines lointaines, les premières forêts vosgiennes à peine apparues, disparaissent en un clin d’oeil. En effet, pour franchir les Vosges du Nord, la ligne de chemin de fer et le canal de la Marne au Rhin se rejoignent avant le village d’Arzviller « perché sur une hauteur, à peu près à mi-distance entre Sarrebourg et Saverne. Les deux tunnels, fluvial et ferroviaire (tunnel d’Arzviller), sont parallèles.

Source wikipedia.

Construit par l’ingénieur Henri Navier sur une longueur de 2678mètres, le tunnel fut mis en service dès 1851. De sinistre mémoire, il servit de garage au train d’Hitler qui retrouvait des troupes stationnées au village de Lutzelbourg afin de participer à la mairie le 26décembre 1940, à une fête autour de Noël, avant de repartir le lendemain pour Berlin. J’ignorais cela, évidemment en montant dans ce OUIGO, mais aujourd’hui, téléphone en mains, tout renseignement pour insolite qu’il soit, est directement accessible. Pensées sombres à l’intérieur du tunnel obscurl!

A la sortie, avec la lumière qui aveugle, réapparaissent les forêts.

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Lui succéderont, à cette saison, par un jour gris de mai, la plate verdure de prairies endormies et c’est déjà la gare de Metz précédées des façades arrières de ses maisons austères aux balcons sur cour. La ville ne se devine pas Il faudra nécessairement un jour revenir et découvrir ses rues aux murs jaunes, sa cathédrale, jaune également, en pierres de Jaumont, autrefois assombris par la grisaille du temps.

idem

J’y fus normalienne il y a bien longtemps et n’y suis jamais retournée. Me reviennent en mémoire, les courtes heures de liberté rue Serpenoise, et celles, interminables, des études du soir. Oui, revenir pour conjurer l’angoisse de ce qui me paraissait un enfermement. On dit qu’à présent, la ville est très belle et très dynamique.

Le train est reparti. De la terre, monte la lumière d’or des champs de colza en fleurs se disputant l’espace avec les blés en devenir d’un vert tendre. Longue et lumineuse plaine où courent des ruisseaux. Pourtant, çà et là, la terre brune se fend et craquelle.

idem

Au loin, un peu en hauteur, seule silhouette verticale dans cet univers, semble surgir de nulle part, le fantôme d’un moulin… Est-ce illusion ou réalité attrapée au vol, réminiscence ou fantasme d’un monde déjà disparu? Le train à grande vitesse ne fait aucun arrêt sur image, réelle ou fantasmée…le moulin à peine entrevu fait déjà partie du passé….

idem

A Paris, pour rejoindre le TER en direction de Chantilly, il faut quitter la Gare de l’Est où nous débarquons, pour nous rendre à la Gare du Nord. Nous irons à pied, guidés, en provinciaux que nous sommes par notre amie Sylvie qui connaît la capitale comme sa poche! La foule, les trottoirs bondés, le bruit. C’est Paris. Bigarré. Au coin de la rue, un grand Noir transforme une boîte aux lettres en djembé.

Le son résonne, un peu arrêté par l’absence d’une membrane adaptée, mais le rythme est là. Et la foule se met à danser. Ou est-ce moi qui imagine? Le son résonne encore, nous accompagnant jusqu’à l’autre gare. De là, le TER, direction Compiègne, nous fait franchir la frontière invisible entre l’Ile de France et les Hauts de France!

De l’étonnante vie des livres

Mon dernier livre, « Héloïse, d’un monde à l’autre », si talentueusement illustré par l’artiste lyonnais, SLIP, est paru aux éditions de l’Harmattan en 2022. Une présentation suivie d’une signature s’est déroulée en juin à Strasbourg à la librairie Dinali, il y a déjà presque un an!

Modestie bien ordonnée commençant par soi-même, il n’en fut pas écho sur ce blog. Cependant, le parcours singulier de l’ouvrage depuis sa parution, mérite peut-être un peu d’attention.

Tout d’abord, bien que le travail d’écriture n’en soit nullement cause, la réalisation du livre jusqu’à son point final fut laborieuse. Simple au départ, le projet visait à mettre par écrit l’histoire transmise oralement d’une lointaine aïeule prénommée Héloïse (1854-1897), une histoire qui avait beaucoup impressionné les générations de femmes lui ayant succédé! De généalogiste à historienne, et je ne suis ni l’une ni l’autre, il me fallut aborder des rivages inconnus et la métaphore n’est pas gratuite puisque, par recherches interposées, le projet m’a conduite jusqu’aux Antilles! Avant de les mettre en mots, il me fallut trier à travers la légende familiale, les éléments authentifiés de ceux qui ne l’étaient pas, pire, de ceux qui avaient été purement et simplement inventés ou confondus avec d’autres.

De quoi s’agit-il donc?

Extrait de la 4ième de couverture:

L’aventure d’Héloïse s’enracine dans la grande Histoire des migrations et dans celle, singulière, ayant conduit son père jusqu’en Guadeloupe au milieu du XIX° siècle. C’est ainsi qu’à partir d’une histoire vraie, le roman plonge le lecteur au moment de l’abolition de l’esclavage. Le journal de voyage de Jean Bellat, maçon de la Creuse lettré, fervent défenseur de la République, permettra-t-il de comprendre la raison de son départ en Guadeloupe ? Vingt ans plus tard, sa fille Héloïse tient son propre journal pendant la traversée la ramenant dans l’autre sens, des Antilles à la métropole. Tout a changé. Les bateaux sont plus rapides, le confort du passager nettement amélioré, le monde moderne s’ouvre, chargé d’espoirs.

Voilà le pitch, comme on dit si bien en anglais, ou abrégé au Québec, ou pourquoi pas le résumé, comme on le dirait , finalement en français …Or voici que le récit- et c’est magie pour un auteur- s’évade du cadre qui lui est imparti dans cet ouvrage de 225 pages, pour se poursuivre dans un article du dernier bulletin (194. janvier-avril 2023) de la Société d’Histoire de la Guadeloupe.

L’historien à l’origine de cet article intitulé « Constructions et destructions de ponts sur la rivière à Goyave et sur la Rose, cours d’eau majeurs de la commune de Goyave » est Daniel-Edouard Marie-Sainte.

Voici ce qu’il écrit, p 62, dans son article:

« Sur le chantier du pont de la Goyave, ouvert en 1853, était employé Jean Bellat, ouvrier maçon embarqué avec sa famille pour la Guadeloupe, peu après l’abolition de l’esclavage. Il appartenait à une longue lignée de maçons de la Creuse, (note de bas de page 119) département et métier particulièrement concernés par le phénomène migratoire qui, dans la seconde moitié du XIX° siècle, poussait ces ouvriers vers la capitale française, les villes portuaires et les colonies.(120) Jean Bellat, « tailleur de pierres » déclare la naissance de sa fille Héloïse à Basse-Terre en 1852. La transmission d’un savoir-faire ancestral se perpétua sur sa terre d’accueil puisque son fils Etienne, mineur d’âge à son arrivée, devint lui aussi maçon, puis maître maçon.(121) M.Bellat « domicilié à Basse-Terre Extra-Muros » décéda en décembre 1854, à Goyave (122) alors que se déroulaient les travaux de reconstruction du pont. »

Notes de bas de page:

119. Le nom de cet ouvrier et le mouvement migratoire de maçons de la Creuse vers la Guadeloupe, sont révélés par Chantal Serrière, dans Héloïse d’un monde à l’autre, L’Harmattan, 2022. Héloïse, native de Basse-Terre, fille de Jean Bellat, est la lointaine aïeule de l’auteure qui mêle fiction et réalité, mais s’attache dans « De la véracité des faits », p. 173-174, à y tracer une ligne de partage..

120. A cette époque, dans un indubitable mépris pour les uns et pour les autres, Charles de Lézardière, ancien préfet de la Mayenne, associa « maçons de la Creuse » et « nègres de la Guadeloupe », réduisant leur langage à un « charabia ». Revue de Bretagne et de Vendée, 2ième série, T.10, Nantes, 1866, P. 393.

121. Comme mentionné dans son acte de décès, à Pointe-Noire en 1861, à l’âge de 28 ans.

122.Registre des décès de Goyave, acte du 9 décembre 1854. Le « sieur Bellat, âgé de 54 ans, né à Néoux, département de la Creuse » mourut la veille « dans une maison du bourg ». (Aurait-il été victime d’un fatal accident de chantier?)

photo de la plage de Sainte Claire, à Goyave, empruntée ici

On peut imaginer l’émotion de l’auteure voyant surgir sous la plume de l’Historien, ce Jean Bellat, mon ancêtre dont personne n’avait jamais parlé! Car les conteuses successives, pour talentueuse quelles furent, ne se focalisèrent étrangement que sur sa fille, la jeune et romantique Héloïse. Peut-être était-ce parce qu’elles l’admiraient sincèrement et s’identifiaient à elle, vivant sa traversée de l’océan comme une épopée exaltante qui leur serait à jamais impossible à connaître elles-mêmes. La Guadeloupe ou la Martinique, c’est si loin de Montceau-les-Mines où elles vivaient ! Peut-être aussi le métier de Jean Bellat, n’était-il pas assez prestigieux à leurs yeux pour l’évoquer? On ne sait pas. On mélange tout et on rêve…

Les livres quant à eux font leur chemin et les auteurs ne les guident pas toujours. A travers l’immense production littéraire, mon modeste ouvrage a lui aussi traversé l’Atlantique pour rencontrer l’intérêt de Daniel-Edouard Marie-Sainte, spécialiste de l’histoire de Goyave en Guadeloupe, offrant par son article et notes de bas de page, un accueil plein d’empathie et une vraie reconnaissance à ce maçon de la Creuse anonyme qu’était jusqu’alors Jean Bellat!

A la rencontre du Maître des horloges

A point nommé, le malicieux romancier qu’est Jacques Fortier,

a présenté la veille de Pâques 2023, son nouvel ouvrage intitulé « Le Maître des Horloges »,

édité bien sûr chez son ami et complice, le Verger Éditeur.

A point nommé et juste à temps, parce que l’intrigue de ce roman conduit le lecteur à la découverte du savant calcul menant à « cet étonnant ensemble de rouages qui calcule tout seul la date de Pâques » et des autres fêtes mobiles, au fil des années. Comme l’auteur, en quelque sorte, qui a su calculer et maîtriser le temps de l’écriture pour nous offrir son livre juste avant la fête de Pâques, un vendredi saint !

Ainsi, son ouvrage en mains – le neuvième relatant les enquêtes de Jules Meyer – voici un lecteur fidèle et attentif qui ne manquerait pour rien au monde les derniers exploits de son détective favori, car oui, le voici, ce lecteur, pourtant impatient et déjà prêt à entrer allègrement en cette période de réjouissances clôturant le long carême qui l’a précédée, arrêté qu’il est dans le déroulement de sa préparation pascale, immobile au pied du pilier des Anges, face à l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg…La scène du crime!

Photo empruntée à ce site.

L’auteur résume ainsi l’enquête de son héros: Novembre 1931. Qui en veut à la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg? Des vandales, des jaloux, des cambrioleurs ?
Le détective strasbourgeois Jules Meyer est chargé de la surveillance de cette merveille restaurée trois quarts de siècle plus tôt par le génial horloger alsacien Jean-Baptiste Schwilgué.
Ce ne sera pas une planque facile.
Jules devra se battre pour cette horloge géante, ses automates, ses cadrans et surtout son «comput ecclésiastique», cet étonnant ensemble de rouages qui calcule tout seul la date de Pâques, une mécanique exceptionnelle que, premier au monde, Schwilgué avait mise au point dès 1821.
Coups de couteau, coups bas, coups tordus: le détective affrontera de rudes dangers. Il devra courir après le temps perdu dans les ruelles de Strasbourg comme dans le train de nuit pour Paris. Arrivera-t-il à stopper l’engrenage tragique qu’il va découvrir, et qui pourrait affoler les aiguilles de l’Histoire?

IL faut dire qu’au fil de ses intrigues, où l’humour le dispute à l’inventivité, Jacques Fortier se livre très sérieusement à un réel travail de chercheur, fouillant dans ses moindres détails les traces du passé qu’il se délecte à faire revivre à travers l’atmosphère des rues de Strasbourg, la vie quotidienne au début du vingtième siècle, les échanges linguistiques où l’alsacien n’est pas oublié, l’emplacement du poste de police de la Nuée Bleue, les hôtels autour de la cathédrale, le logement de la famille Meyer, Place du Corbeau, (pour un peu, on irait sans façon s’y inviter quand on y passe), le rythme des trains, le Chaix, cet ancêtre des renseignements internet sur les horaires de la SNCF. Et puis, bien sûr, l’œuvre romanesque déroule sa trame policière avec la course folle en train de nuit du jeune détective.

Et ce jeu permanent entre le réel documenté ( on retrouvera dans ce livre,par exemple, l’attentat manqué contre le Président de la République, Paul Doumer, qui sera plus tard assassiné en mai 1932)

photo empruntée ici.

joint à la vivacité d’une intrigue policière alerte et sans trivialité qui séduit et fidélise les lecteurs. Jacques Fortier est en effet un auteur érudit et généreux qui offre à son public dans chacun de ses ouvrages, le sentiment d’appartenir à l’univers et à la famille de ce jeune détective qui lui apprend toujours quelque chose et qu’il a si grand plaisir à suivre d’une aventure à l’autre.

Si le titre de l’ouvrage magnifiquement ( comme toujours) illustré par Vlou renvoie aux propos de Voltaire, « l’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge n’ait pas d’horloger », il conduit également au décompte des rouages du temps déjà contenu dans les premières pages de la Genèse : »Ainsi il y eut un soir et il y eut un matin »….7 jours pour créer le monde…et après? Quel est donc cet invisible Maître meunier qui broie une à une les secondes du temps, là haut dans son moulin improbable, oui, là haut, tout en haut du rocher dominant la plaine où se déroule l’Aventure humaine? Cette Aventure humaine, incarnée par un homme fléchissant sous le poids d’une croix et perdu dans la foule? Le peintre Bruegel, peut-être, pourrait donner la réponse…

Comme quoi, les romans policiers de Jacques Fortier, ne résolvent pas seulement les affaires criminelles, mais peuvent malicieusement/judicieusement conduire à la réflexion métaphysique!

Le portement de croix, tableau de Bruegel l’Ancien. 1564. Kunsthistorische.Vienne.

A l’arrière plan, Le moulin du « Maître des horloges »?

Houellebecq: « anéantir »…

Quand dire, c’est faire

Sans chercher à parcourir les méandres de théories linguistiques, on ne peut que s’étonner du choix du titre du dernier livre de Michel Houellebecq, paru aux éditions Flammarion, le 7 janvier dernier: « anéantir », infinitif performatif, c’est-à-dire un énoncé en lui-même action, (dire, c’est faire, selon Austin), sans majuscule; « anéantir », donc, comme seul survivant, rescapé d’entre les mots d’une phrase déjà livrée au néant! Et s’étonner encore plus que de plus fins analystes que l’auteur de ce billet n’aient relevé le défi de l’expliciter!

‘De ce mot qui détruit et se détruit, qu’en reste-t-il? Nous ne le savons pas », écrit Maurice Blanchot, « Détruire, (dans l’Amitié. Gallimard. 1971. p.135), comment l’entendre- hier, aujourd’hui, ou demain – et n’est-il pas déjà trop tard? Comment entendre ou recevoir la destruction? »

Sachant qu’anéantir, c’est détruire, c’est à dire réduire à néant, vers quel vide absolu Houellebecq conduit-il son lecteur par la seule potentialité d’un infinitif en guise de titre, avant même que d’ouvrir son dernier ouvrage? Lecteur consciencieux que nous sommes, nous l’avons donc ouvert ce gros livre de 730 pages et les premières ne nous ont nullement mis la puce à l’oreille. Nous voici devant une forme narrative semblable à ce qui de nos jours se vend bien, empruntée au moule littéraire anglo-saxon qui, sans aucune considération condescendante, a fait ses preuves, de Tom Wolfe (1987) à John Irving (1998) ou Douglas Kennedy, (2010)

Le monde selon Garp par Irving

et tant d’autres, illustres, permettant à Tanguy Viel d’affirmer sur France culture, dans « Écrire à l’américaine« :  » Les Américains ont un avantage troublant sur nous. Même quand ils placent l’action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulet et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international.. »

N’est-ce pas le choix d’un Houellebecq facétieux que de mêler les genres à la manière de ces romans, thrillers, sociétaux, sentimentaux, satiriques, philosophiques et j’en passe? Bien sûr, l’ouvrage est épais et il semble que le lecteur contemporain qui a besoin d’adrénaline et de rebondissements inattendus, trouve laborieuse la lecture de tant de pages. Ce n’est pourtant pas qu’il en manque de ces rebondissements, au contraire, mais que faire des digressions philosophiques, des rêves longuement détaillés qui distendent l’action au profit d’un arrêt sur image ou catégorie de pensée? C’est qu’il s’agit précisément de la marque de fabrique de l’auteur. Observateur attentif et reconnu de la société jusque dans ses moindres recoins, Houellebecq ne peut s’empêcher de traduire en considérations générales le travail d’un garçon de café, par exemple, dans les restaurants de gare. Et, n’en déplaise à Nelly Kapriélan, dans sa critique du Masque et la plume du 9 janvier 2022, l’humour apparaît toujours à fleur d’écriture, « C’est dans ces brasseries héroïques, dont les serveurs, témoins de tant de détresses, meurent en général jeunes, que reposaient pour la soirée les derniers espoirs culinaires de Paul » ( p.42), comme il surgit encore, transformé en burlesque, dans l’aventure rocambolesque de l’enlèvement du père de l’ Ehpad où il doit finir ses jours, tristement conforme aux traitements dénoncés dans un rapport actuel, et dûment approuvé en famille, par un commando d’extrême droite rompu à ce genre d’exercice!

Mais qui est ce Paul, dont nous venons de parler? Héros de l’histoire, il nous conduit, au gré de ses déambulations, des couloirs et appartements privés de Bercy (Il est le confident du ministre des finances, Bruno Juge,- tiens, même prénom que l’actuel ministre des finances dans la vraie vie du lecteur!), jusqu’à Lyon, où son père est hospitalisé, victime d’un AVC, en passant par la demeure familiale à Villié-Morgon ou par sa résidence parisienne. Et Paul, Paul Raison, est en déshérence matrimoniale. Sa femme, Prudence, a déserté les habitudes communes au profit de rituels végans voire ésotériques inspirés par quelque groupe de méditation en vogue. Paul semble ainsi un homme seul, un peu comme le serait un ‘Étranger à son propre monde. D’ailleurs, n’a-t-il pas toutes les raisons de douter du monde réel qui l’entoure.? La maison familiale, dans le Beaujolais, existe-t-elle vraiment? Rien ne la signale. Pas de taxe d’habitation, pas de téléphone, pas de factures quelles qu’elles soient, rien qui puisse signaler la présence… d’un agent secret! Car le père de Paul, évidemment, fait partie des services secrets et la DGSI, c’est bien connu, fait bien les choses. Mais ne nous égarons pas. Les trames romanesques parviennent toujours à nous entraîner bien plus loin que les réalités ordinaires! Par contre, retrouver chez Houellebecq les filiations intellectuelles depuis ses premiers écrits, voilà qui est passionnant, cachées qu’elles sont sous les mots, les digressions sur l’agriculture, les nombres premiers, les pratiques sexuelles, les agissements des personnages et plus encore! Le désir de Houellebecq de parvenir à livrer à son lecteur, un livre total, immense, qui embrasse tout, du nombre d’or présidant au format du livre, au mystère du temple satanique vénérant Baphomet, et jusqu’à la philosophie de Schopenhauer, mais aussi la disposition des aliments dans le réfrigérateur, les menaces informatiques, les sectes, les marques de produits diététiques, et en prime, une histoire de famille désorientée par la mort imminente du père et qui de ce fait touche chacun d’entre nous, ce désir mégalomane d’auteur démiurge apparaît, insensé et très touchant me semble-t-il, à chaque page.

D’aucuns, par ailleurs, ont critiqué l’absence de style de Houellebecq. Bien étrange si l’on songe à la recherche actuelle en économie des figures de style, des métaphores désuètes et des phrases à rallonge!

Mais pour en revenir à Paul, observons qu’il n’est pas si esseulé qu’il y paraît. Car, même s’il dîne seul à la brasserie de la gare, ou dort seul dans sa chambre d’adolescent de la maison en Beaujolais, il observe (comme Houellebecq, embusqué en narrateur qui règle le bal) et rencontre l’humanité: le ministre Bruno Juge, Cécile, sa très catholique soeur, Olivier, son beau-frère, notaire au chômage, son frère, Aurélien qui répare fil à fil, les tapisseries du Moyen Âge, sa belle-soeur, journaliste de gauche » aussi vaine et cruelle que la cruelle Cruella, ou même l’évanescente Prudence, qui peu à peu se rapproche charnellement de lui, ou encore, sa nièce, Anne-Lise, étudiante escort-girl, qu’il rejoint dans des conditions ubuesques, pour ne pas dire, Houellebelescques qu’il vaut mieux ne pas dévoiler pour les laisser découvrir à qui n’aurait pas encore lu le roman! Humour, quand tu nous tiens ! Tous les pantins de la comedia del arte s’agitent devant nous, personnages secondaires, finalement, car le personnage principal de toute cette histoire, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom, c’est la mort!

Et tandis qu’en arrière-plan, gesticule l’humanité en train d’organiser les prochaines élections présidentielles, les intrigues secondaires font apparaître les groupuscules terroristes occupés à brandir de sibyllines menaces laissant craindre l’anéantissement de la société et s’agitent, sous nos yeux, tout au devant de la scène, les membres d’une famille éprouvée par la maladie du père… c’est la mort qui conduit l’attelage!..

Gravure du peintre Holbein, empruntée par George Sand pour présenter « La mare au diable »

La mort, le passage du réel au néant. L’homme est seul. Seul? Houellebecq ne se résout pas ici à abandonner à la solitude, son héros, qui, comme le père, sera rattrapé par la camarde toujours aux aguets. Tous deux seront accompagnés par des femmes aimantes rendues presque caricaturales par leur postures et leur dévouement illimité. Ce qui permet à l’auteur dans son unique interview, d’affirmer que la littérature, contrairement à ce que l’on croit, est faite de bons sentiments! Dernière facétie ou choix rassurant? Qui sait? De toute façon, les mots ne sont plus là pour le dire. Le père de Paul est aphasique depuis son AVC et Paul, atteint d’un cancer de la mâchoire devrait être amputé de la langue. Ainsi en est-il. Aux portes de la mort, le langage fait défaut. Peut-on conjuguer mourir au présent de l’indicatif? Le performatif existe-t-il? Dire « je meurs », est-ce accomplir l’action de mourir ou se laisser glisser sur l’attelage conduit par la mort? Qui agit? Vers quel néant?

A lire sans attendre l’érudit et drôlatique article de Jordi Bonells: « Houellebecq comme métaphore ou la vache de Borgès. »

Ne pas oublier, valeur sure, la recette des oeufs en meurette, avant le néant.

Don’t Look Up…

Intitulé en français, Déni cosmique, le film dont tout le monde parle en ce mois de janvier 2022, est sorti en salle le 24 décembre dernier, réalisé par Adam McKay avec Leonardo Di Caprio et Jennifer Lawrence incarnant deux astronomes ayant découvert une planète que sa trajectoire amènera à percuter la terre et de ce fait, à anéantir l’humanité.

S’agit-il donc d’un film catastrophe, un de plus ajouté à un catalogue déjà pléthorique renforçant l’addiction des amateurs de SF pessimistes voire de dystopies terrifiantes? Que nenni! Il n’en est rien. Ici, pas d’effets spéciaux, pas d’images spectaculaires à vous glacer le sang. Alors quoi? Calculs précis à la clé, voici pourtant la fin du monde en marche: l’extinction des hommes est prévue dans six mois! Or, (et pardonnez-moi le registre familier), tout le monde s’en fout! Les médias se gaussent de la nouvelle annoncée par de pauvres scientifiques éloignés de leurs labos, pris au piège des faux interviews de présentateurs vedette de la télévision. Les politiques et les hommes d’affaire qui tirent les ficelles du quotidien planétaire, n’ont d’autres préoccupations que d’ajuster leurs stratégies à de potentielles « retombées » économiques issues de l’explosion des richesses cachées au coeur de la planète destructrice. Quant au quidam, mieux vaut pour lui, comme le lui suggère le titre du film, qu’il n’accède pas à la conscience des faits et ne lève pas les yeux sur un ciel d’apocalypse. Et tourne le monde en toute inconscience….Magnifique Meryl Streep en présidente des Etats-Unis, hilare et rassurante…Pourquoi s’inquiéter?

Il est vrai que de la secte juive essénienne des ascètes sous l’autorité de Simon, au premier siècle avant notre ère, jusqu’à José Argüelles, (1939-2011), fondateur de la convergence harmonique

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en passant par Nostradamus (1503-1566) ou même Newton(1642-1727)

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qui prévoyait l’apocalypse en 2060, pour ne citer qu’eux en tant que dépositaires des rites et traditions culturelles d’une eschatologie imminente.

Nostradamus représenté en train d'écrire. (ULLSTEIN BILD / ULLSTEIN BILD via GETTYIMAGES)

les Cassandre annonciateurs de fin du monde sont légion, et faute de réalisation tangible, ont fini par lasser un public à qui on ne la fait plus!

C’est cela, le sujet du film. Non pas tant l’approche angoissante de la fin du monde que la façon de traiter toute information de façon dérisoire. Dérision du sujet. Satire de l’ignorance, de la vanité, de la stupidité des médias et des décideurs . D’aucuns diront que la fable est féroce, voire totalement exagérée, trop éloignée de nos réalités, dérèglement climatique, surpopulation, consumérisme suicidaire, carence planétaire de l’eau, etc..autant de problèmes urgents que les hommes responsables se sont décidés à constater à défaut de les régler. Tables rondes, Accords de Paris, congratulations, déception, nouvelles rencontres, nouveaux accords, bref, et tourne, tourne le monde, disais-je un peu plus haut…

Et cela donne un film drôle, irrésistible, dont le titre anglais nous ordonne de ne pas lever les yeux, et singe nos représentations, nos justifications faciles, nos auto-satisfactions complaisantes, nos oreilles et nos yeux bouchés, nos déballages futiles sur des plateaux de tv branchés. Ainsi, l’émission C ce soir du lundi 10 janvier, animée par Karim Rissouli, émission par ailleurs excellente en d’autres soirées, qui avait choisi comme thème, suivant l’actualité brûlante, la critique du film « Don’t Look Up », en était-elle la prolongation ou déjà le remake du film? Devant l’interrogation des participants sur le « pourquoi ne fait-on rien véritablement pour contrecarrer le dérèglement climatique », Sébastien Bohler, docteur en neurosciences,

Où est le sens ? les découvertes sur notre cerveau qui changent l'avenir de notre civilisation

a essayé vainement de décrire le fonctionnement du cerveau humain en quête de dopamine, cette récompense addictive à ses comportements archaïques, pour expliquer d’une certaine façon, l’impossibilité manifeste de lever les yeux sur ce qui ne mène pas à la production d’hormone de plaisir. Mon résumé est forcément simpliste, mais ce que le scientifique tentait de révéler, n’était autre que les fondements des mécanismes réglant les conduites humaines. Comme toujours, lorsqu’on explique les mystères de l’âme humaine par l’observation et les découvertes des neurosciences, l’approche paraît trop réductrice. Et chacun des intervenants, le respecté Denis Olivennes en tête, suivi de la toujours présente Laure Adler et de la souriante Sylvie Brunel, sans aucune écoute des propos tenus par le spécialiste en neurosciences, y allant de sa défense naïve et résolument optimiste, a voulu, comme il se doit, relever le débat en s’insurgeant et en justifiant toutes les valeureuses actions entreprises actuellement en faveur du climat. Don’t Look Up, voyons! Il n’y a rien à voir. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Pauvre docteur Sebastien Bohler, murmurant, comme en lui-même « Mais nous y sommes. C’est cela Don’t Look Up! » Somptueuse mise en abyme. Mais, comme dans le film, personne ne l’a entendu!