Dans le delta du Mékong (3): l’envoûtement

Le Mékong prend sa source dans l’Himalaya, au  Tibet, et parcourt l »Asie sur presque 5000 kilomètres, On le nomme en Chine Lancang Jian c’est à dire «eaux turbulentes», au Laos et en Thaïlande, Mae Nam Khong ou «mère des eaux », Ton le Thom «grandes eaux» au Cambodge, et enfin, Cuu Long «neuf dragons», au Vietnam, là où en un gigantesque delta, il se partage en neuf bras pour rencontrer la mer de Chine.

MÔNG PHU

Un village du delta du fleuve rouge (Viêt-nam)
Édité par Nguyen Tung

Marguerite Duras, à nouveau, décrit le fleuve:

« Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. Il a ramassé tout ce qu’il a rencontré depuis Tonlé Sap, la forêt cambodgienne. Il emmène tout ce qui vient, des paillotes, des forêts, des incendies éteints, des oiseaux morts, des chiens morts, des tigres,

des buffles, noyés, des hommes noyés, des leurres, des îles de jacinthes d’eau agglutinées, tout va vers le Pacifique, rien n’a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur, tout reste en suspens à la surface du fleuve. »

Marguerite Duras, L’Amant.

Rien ne change sur le fleuve. Guidés par Fredo, partir de Can Tho, juste avant l’aurore pour rejoindre Phong Dien et son marché flottant où se vendent et s’achètent les fruits perdus du paradis, puis arpenter son marché terrestre où grouillent serpents, anguilles et rêvent les poissons volants. l’or du jour qui s’annonce, ourle la rive du fleuve  endormi. Descendre dans la barque et se laisser glisser dans la lumière .

Tout a été dit sur la magie du lieu, sur l’exploitation touristique, sur le peuple de l’eau, son ingéniosité, son  dur labeur quotidien, sur le passé douloureux de la guerre jusqu’au coeur du delta, tout a été raconté, l’histoire, les dragons, les moussons, les frêles et solides ponts de bambou

qui transforment en funambules les habitants des arroyos, le mystère du mouvement des eaux dans ces canaux fantasques, rythmé par les marées et l’alternance des saisons, quand le fleuve coule à l’envers comme s’il buvait sans retenue toute la mer de Chine et jusqu’au lac Tonlé Sap au Cambodge, où les maisons se juchent prudemment sur pilotis, quand le dragon gronde et déborde, inondant de limons fertiles, vergers et rizières infinies, quand la vie s’écoule presque semblable aujourd’hui, à celle d’hier dans les gestes immuables.

Tout a été dit, mais on voudrait le dire encore tant la conscience est grande de vivre un moment unique arraché au reste du temps et du monde. Semblable au canal des Pangalanes, à Madagascar, ce chemin d’eau qui borde la côte est, longeant l’océan indien, où rien ne  change vraiment des rituels ancestraux, le delta, avec son labyrinthe aquatique fait revivre pour longtemps encore, l’envoûtement des premiers matins du monde.

arroyo

Photos: Guy Serrière

Dans le delta du Mékong (2), Fredo: « C’est si beau un Bled! »

Can Tho, janvier 2019

Fredo appartient désormais au delta.

Il est né au nord-est du Vietnam, tout près de la  Baie d’Along, Vịnh Hạ Long en vietnamien, ce qui signifie descente du dragon.

Les animaux sacrés dans la culture et l’architecture vietnamiennes - ảnh 1

image empruntée ici

Mais c’est tout au sud, à Can Tho, qu’il s’est installé, retrouvant le dragon pourvu à présent de neuf corps sinueux lorsqu’empruntant le cours du Mékong, la créature mythique se divise en son delta, pour avaler la mer de Chine.

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Fredo tient avec son épouse le Mekong Logis, petit hôtel bien nommé, bordant une ruelle à l’écart du vrombissement des vespas rutilantes.

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La cour ombragée, toujours fraîche malgré l’implacable chaleur grâce au léger souffle de vent agitant le feuillage de ses manguiers, incite à la nonchalance au creux de hamacs hospitaliers. Ici, tout est simple et tranquille.

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Fredo et son épouse, la délicieuse Nhung.

Photo empruntée sur ce site.

Fredo enfant. Orphelin à 8 ans. La rue est son terrain de jeu, son école, son refuge. Mais de vrai terrain de jeu, d’école ou de havre, il n’en connaîtra pas. C’est la guerre au Vietnam. L’interminable guerre!

Fredo, aujourd’hui. L’ombre sur son visage. Son geste de la main. « Ma vie n’était pas belle. Laissons. N’en parlons pas! C’était hier ».

Fredo à cette heure, qui rattrape le temps perdu. Atteint d’une boulimie d’apprentissage! Apprendre. Apprendre. Observer. Observer. Comprendre. Comprendre. Et transmettre…

Autodidacte complet, il se met à réfléchir à la structure des langues.Photo: GS

Le français et le vietnamien. A la manière de les enseigner. Nul besoin des récentes méthodes de français langue étrangère qui lui paraissent totalement déconnectées de la réalité. Il possède un trésor: une pile d’ouvrages de conjugaison à la couleur rouge, le fameux Bescherelle et des livres de lecture dont on se servait en France pour initier telle ou telle leçon de grammaire ou de vocabulaire dans les années 50.

Les volumes, achetés pour quelques dongs, sont très défraîchis. Quand elles existent encore, les couvertures s’émiettent sous les doigts. « Qu’importe! La France est là », dit-il.

Il se désole cependant. A la braderie où il a pu acquérir tous ces ouvrages, il n’y avait aucun Bled!

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 » C’est si beau, un Bled! s’exclame-t-il. Toutes ces règles, tous ces exercices, toute cette connaissance de la langue française! »

Et Fredo rêve de le posséder un jour ce fameux Bled, talisman opérant le jour des examens!

Car son épouse a brillamment obtenu le niveau A1. Grâce à lui, bien sûr. Il en est très fier. A présent, il se concentre sur le niveau A2. « Alors, ce sera une vraie reconnaissance! » Quand ma femme réussit, c’est aussi moi qui obtiens le niveau. Moi qui ne suis jamais allé à l’école! Je suis tellement heureux! »

Alors, il observe. Il analyse, il classe au delà de ce que les grammaires proposent. Il invente d’autres progressions qui rendent les choses plus claires pour son épouse. « Ne t’inquiète pas des verbes du 2° groupe, pour l’instant. Concentre-toi sur  ceux du 3° groupe dont tu as le plus besoin, aller, par exemple… »

Pour la langue vietnamienne, à l’instar du Dr Tuan Anh Tran dans son récent ouvrage

« Se débrouiller en vietnamien en 12h« 

l’efficacité de l’enseignement de Fredo a stupéfait certains professionnels du secteur. On est venu le voir. Voulait-il partager sa méthode? « Non, il n’en est pas question. je continue à réfléchir. Cela me passionne! »

Le passionne également l’enseignement du Tai Chi. Tous les matins, sous ses manguiers, il entame sa journée par les gestes ancestraux…

Ainsi apparaît Fredo, intarissable conteur au verbe haut et à l’imagination fantasque,  généreux passeur de ce que lui a appris la vie, des épreuves de la rue à celles de la guerre, comme des merveilleuses découvertes cachées dans un simple Bled, jusqu’à la connaissance du labyrinthe initiatique du delta.

Dans le delta du Mékong (1): les fantômes de Marguerite

Saïgon. Janvier 2019

Pour les admirateurs de Marguerite Duras, quoi de plus naturel que de chercher à la retrouver à travers les lieux fondateurs qui dessinent le décor obsessionnel de l’ensemble de son œuvre ? Or, de Sadec (petite ville au coeur du delta formé par le Mékong, fleuve aux neufs bras avant de disparaître dans la Mer de Chine) où sa mère dirigeait l’école de filles,  à Saïgon, où Marguerite (qui n’était pas encore Duras, mais Donnadieu), fut lycéenne au lycée Chasseloup Laubat et pensionnaire à la pension Lyautey, rien n’existe plus de ce qui fut l’univers de l’enfant, de l’amante. Rien n’existe plus, ou si peu! La recherche tient en tout cas du périple imaginaire.

Dans le film « L’Amant » de Jean Jacques Annaud (1992), le lycée Chasseloup-Laubat où Marguerite étudie est en fait le Lycée Pétrus Ký (aujourd’hui lycée Lê Hồng Phong, situé au 235 Nguyễn Văn Cừ du District 1)!

Quelle importance!

Le vrai lycée Chasseloup-Baulat est devenu en 1960 lycée  Jean-Jacques  Rousseau, pour rompre le lien qui le liait encore à l’empire colonial français.
Au début des années 70 le collège est cédé au gouvernement sud-vietnamien et prend le nom d’un lettré du pays  au XVIIIe siècle: Lê Quý Dôn.
Après la chute du gouvernement sud-vietnamien en avril 1975 il conservera le même nom,  Établissement de l’Enseignement général du 2e degré Lê Quý Dôn.

Là, Marguerite a définitivement quitté le lieu.

Autre lieu: Le bâtiment de la pension Lyautey.  Détruit?

« Marguerite n’a jamais habité à la pension Lyautey…écrit Laure Adler. Puis, plus loin: d’ailleurs la pension Lyautey n’a jamais existé »

Ce n’est pas grave. L’écriture, elle, est sous nos yeux:

Duras écrit: « C’est la pension Lyautey la nuit.

La cour est déserte. Vers le réfectoire les jeunes boys jouent aux cartes. Il y en a un qui chante. L’enfant s’arrête, elle écoute les chants. Elle connait les chants du Vietnam. Elle écoute un moment. Elle les reconnait tous. Le jeune boy du paso doble traverse la cour, ils se font signe, se sourient : Bonsoir…« 

Les lieux se brouillent, disparaissent, qui pourtant hantent toujours le lecteur de » l’Amant ».

Le quartier de la cathédrale, la rue Catinat…

Les photos de la cathédrale sur Commons

Et plus encore le lacis des sentiers aquatiques, le bac qu’il faut emprunter entre Vinh Long et Sadec, remplacé par de hauts ponts élancés.

Le pont Rạch Miễu

Voyez ce bac, écrit-elle, avec à son bord un bus, des camions à la gueule cabossée qui les fait ressembler à des bouledogues, des enfants qui vendent des tickets de loterie, des motocyclettes pétaradantes conduites par des cavalières au visage protégé par des mouchoirs. Tout vrombit, tout frémit sur le Mékong ! »

C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinh Long et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, celle des oiseaux. Je descends du car ; je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans. »

https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2010/07/08/sadec-sur-les-pas-de-marguerite-duras_1384466_3208.html

A Saigon, encore…arpenter le quartier chinois de Cholon. Retrouver la garçonnière de l’amant, Huỳnh Thủy Lê, ce riche chinois de Sadec. Mais qui sait où elle se trouve? Encore une fois, Jean Jacques Annaud nourrit notre imaginaire et fait ressurgir les fantômes.

Retrouverons-nous plus facilement les lieux empruntés par Marguerite enfant à Sadec?

Il n’en est rien. L’école, la maison d’habitation de la mère, tout a disparu. Reste l’emblématique « maison de l’amant » où Marguerite Donnadieu n’est cependant jamais entrée. Mais, récemment classée monument historique, la riche demeure est toujours là, prête à être visitée après avoir servi longtemps de poste de police.

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Inutile d’insister.Marguerite n’est pas là non plus…

Disparue également, dans l’actuel Cambodge, la maison  de Prey Nop du « Barrage contre le Pacifique » .

De fantôme en fantôme hantant les lieux ayant ou non existé, le mieux n’est -il pas dans cette quête, de laisser ces mots de Duras  extraits de l’Amant, nous habiter pour mieux la rencontrer?

« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. »

Silhouettes d’ici et d’ailleurs: Miss Lala, petite cousine de Mary Poppins…

Elle vient d’une lointaine et mystérieuse contrée : l’Azerbaïdjan.

Elle s’appelle Lala.

Elle est professeur de musique a Saïgon

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Son prénom, Lala, pourrait l’avoir prédestinée à la carrière qu’elle a empruntée. Toutefois, en Azerbaïdjan, Lala est un prénom courant qui n’évoque nullement une ritournelle dont on aurait oublié les paroles, mais une fleur, plus précisément, une fleur rouge aux pistils noirs.

Lala, à l’école où elle enseigne, c’est Miss Lala ! Et Miss Lala est adorée de ses élèves qui lui laissent à peine le temps d’un déjeuner sur le pouce. Tous, après le cours, veulent continuer à vivre en musique et à s’exercer sous son contrôle bienveillant, qui, à la guitare, qui au banjo, qui, à la flute, au xylophone ou au violon…

Il faut dire que Miss Lala est rieuse. Les enfants aiment les gens dont les yeux leur sourient. C’est pour cela qu’ils entrent dans sa classe d’un cœur léger, totalement ouvert aux musiques du monde qu’elle transporte dans ses bagages.

Avant d’arriver à Saïgon, Lala a enseigné la musique en Irak, dans une école internationale financée par la Turquie. Les conditions y étaient excellentes. Des concerts pouvaient avoir lieu dans un grand auditorium. Les professeurs étaient logés sur le campus. Puis, à la suite d’actes terroristes dans le pays, l’école a hésité à renouveler ses contrats. Lala, qui élève seule ses deux enfants a postulé pour le Vietnam, à Ho Chi Minh Ville, du nom du fondateur du pays réunifié, mais que tout le monde, sur place, continue d’appeler Saïgon.

Miss Lala, c’est à la fois Mary Poppins, par la gaité, la tendresse et la légèreté de son enseignement, mais également Mère Courage, par la force de son caractère face aux évènements auxquels elle doit continuellement faire face. Formée à l’exigeante école pianistique russe, elle a franchi toutes les étapes pour devenir la musicienne et la pédagogue qu’elle est aujourd’hui. Il faut l’entendre jouer l’impromptu de Chopin ou se rappeler en riant les injonctions de son professeur lorsqu’elle s’essayait, adolescente, a jouer Liebestraum de Lizt:

« après la technique, il faut savoir exprimer  les sentiments! Tu ne pourras jouer ce « Rêve d’amour » que lorsque tu seras amoureuse! »

Et puis un jour, le professeur s’exclame: » Mais c’est cela, magnifique, tu as compris! » Étonnant, en effet! Mais pourtant vrai. Le professeur avait compris que Lala était amoureuse……Lala en rit rit encore!

Hélas, l’Azerbaïdjan, pays de culture aux influences multiples, n’est pas un pays facile. Certes la musique est vivante  à travers ses orchestres traditionnels jouant  un genre musical très ancien, le mugham, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

IL s’agit d’une musique savante qui laisse une place prépondérante à l’improvisation: suite de mouvements liés à un mode particulier. Il associe le chant à des instruments traditionnels : le târ (luth à 11 cordes), le kamânche (vièle à quatre cordes) et le daf ou le doyre (grands tambours sur cadre, appelés aussi qaval). ( wikipedia)

Mais les conflits ethniques, les découpages territoriaux arbitraires et paradoxalement l’immense richesse pétrolière, avivent régulièrement les tensions externes ou internes. Lala, petite fille au nom de fleur, petite pianiste adolescente, a vu les soldats dans la rue et a été témoin de  scènes violentes. Avec sa famille, elle a eu peur pour son frère, lors d’un sanglant attentat terroriste.

Alors, plus tard, Miss Lala a fait ses bagages…

Mais aujourd’hui, quel parapluie magique la protégera et l’entrainera de nouveau ? Son contrat à Saïgon se termine à la fin de l’année scolaire. II lui faudra refaire ses bagages…

Mais aujourd’hui, quel parapluie magique la protégera et l’entrainera de nouveau ? Son contrat à Saïgon se termine à la fin de l’année scolaire. II lui faudra refaire ses bagages…

Les diplômes durement acquis en Azerbaïdjan pourront-ils un jour être reconnus par la communauté internationale ?

Quel destin demain, pour Miss Lala, petite cousine de Mary Poppins ?

Arundhati Roy, la voix si douce d’une femme infiniment libre et déterminée

Librairie Kléber

Opéra de Strasbourg,

samedi 20 janvier 2018

15h

Elle est là, Arundhati Roy, la star indienne de l’engagement auprès des oubliés, la passionaria des « petits riens« , la muse des inconsolés, à qui elle dédie son dernier roman « Le Ministère du Bonheur Suprême ».

Dans le halo de lumière blanche qui nimbe les trois protagonistes de l’interview, elle est au centre, fine, pâle, l’auréole de ses cheveux d’ébène et d’argent la grandissant, sobre et pourtant somptueuse. Elle porte une longue robe noire que couvre un léger manteau de drap violacé. Ses avant-bras sont parés de manchettes en tissus aux ramages noir et blanc, énigmatiques, comme de larges bracelets de chiffon. Eclat furtif  à sa narine droite  lorsqu’elle tourne la tête.

Jpeg

A Jean-Luc Fournier, qui lui demande si son roman est une arme contre les régimes autoritaires, elle répond, de sa voix mélodieuse et douce:

– Non, bien sûr. Un roman est quelque chose de bien plus beau qu’une arme. Je ne souhaite pas que mon roman soit une arme.

Se sent-elle investie d’une responsabilité, au même titre que Noam Chomsky aux Etats-Unis ou Naomie Klein, au Canada, en tant que leader d’une contestation des systèmes et choix politiques en place?

-Non, en aucun cas je ne souhaite être leader politique. Noam Chomsky et Naomie KLein sont mes amis, c’est sûr. Et j’ai été souvent approchée par des partis contestataires en Inde, par exemple, mais je me rends compte que la politique est malheureusement toujours oublieuse du social. Et c’est avant tout ce qui compte pour moi: Qu’on prenne en compte les oubliés de la société. Ecrire, pour moi, sert à cela de façon plus efficace que de se plier aux codes de la politique. Elle parle de son indignation devant le massacre de musulmans en Inde, et des Hijra, hermaphrodites que la société rejette tout en les craignant car ils ont, dit-on, le mauvais oeil et les tuer porte malheur!!

Quant à savoir si son oeuvre la met en danger, elle dit en avoir justement pleinement conscience, mais ne veut pas s’étendre sur le sujet, sachant que d’autres ayant bien moins de moyens qu’elle pour se protéger, risquent également leurs vies au quotidien en raison de leurs engagements.

Elle dit aussi que ses écrits sont minimisés par le pouvoir et qu’on raille publiquement ses prises de position. Mais elle n’est pas dupe devant le succès de ses livres traduits dans les langues minoritaires en Inde, par exemple, et qui se vendent en nombre de plus en plus grand.

Pour livrer un instant le rythme de l’écriture de son nouveau roman, elle lit le prologue en anglais (sans demander à l’interprète de traduire). A nouveau sa voix douce pour dénoncer dès les premières pages (en français sur ce blog) « A l’heure magique où la lumière survit au soleil…l’absence des vieux vautours à dos blancs…empoisonnés au diclofénac« … »Le ton est donné. Féminité, douceur, talent littéraire sont si éloignés de la séduction, encore plus de la soumission ou pire, d’une quelconque abdication!

La vie est un combat qui n’a de sens que parce qu’il se livre pour l’autre, différent de soi, étrange, invisible ou dérangeant, une infime participation au monde « en devenant peu à peu tout ».

Pour Adèle, petite soeur de Félicité, dont le coeur simple et gros comme ça, s’est arrêté de battre

Elle aurait pu s’appeler Félicité, comme la servante au cœur simple de Flaubert dans ses « Trois contes », mais elle n’appartient pas au patrimoine littéraire.

Elle naît en 1921 à Mothern,  un très vieux village proche du Rhin, à l’extrémité nord-est de l’Alsace, là où s’est déroulé -c’était il y a bien longtemps, au IX° siècle- la rencontre de deux rois, Charles le Gros et Louis le Jeune, organisant le partage de l’Empire de Charlemagne.  Ce n’est donc pas un village ordinaire. Un peu oublié aujourd’hui des chroniques, le nom Mothern a pourtant ses secrets: Peut-être renvoie-t-il à celui de la rivière Moder, mais plus vraisemblablement, selon l’ancien maire Antoine Meyer, à l’image de la mère, (Mutter, en allemand) rappelant la présence des déesses-mère gallo-romaines. Image de la mère. Image intemporelle. Issue de ce creuset maternel, la petite fille devenue grande, épouse Alphonse Bergantz qu’elle seconde dans leur entreprise de transports à Mulhausen (un peu plus au sud) et devient mère de trois enfants: Bernard l’aîné, Hubert, le cadet, et entre les deux garçons, une fille, Marilène.

Elle aurait pu s’appeler Félicité parce qu’elle avait en commun avec le personnage de Flaubert, la vraie simplicité du cœur, c’est à dire le don de soi sans calcul, ni détour. Mais simplicité du cœur ne veut pas dire simplicité d’esprit.  L’esprit était alerte, l’œil souvent malicieux qui traduit les mouvements de l’âme, et puis le sourire tendre et le front calme.

Elle aurait pu s’appeler Félicité, également, grâce au sens livré par le participe passé, à savoir l’état de celui ou celle qui est félicitée, vantée, remerciée. La remercier, en effet, parce qu’elle était sage, si tendrement raisonnable, secourable, compréhensive malgré des convictions parfois heurtées par ce qu’apporte d’inattendu la vie, la sienne ou celle des autres. La féliciter parce qu’elle était accueillante, jamais importunée par le visiteur et encore, aimante, mais discrètement. Discrète, si discrète. Toujours tranquille même dans l’agitation d’un monde qui cherchait, comme il en est pour nous tous, mais en vain pour elle, à l’agiter. A l’heure où chacun est en quête d’apaisement de ce que l’on nomme mental, visant l’abaissement d’un égo toujours sollicité (ce redoutable petit hamster qui habite nos têtes, comme l’appelle le célèbre psy québécois, Serge Marquis) grâce aux pratiques empruntées aux sagesses venant ailleurs, elle avançait pas à pas (ce qui ne veut pas dire sans difficultés) sur le chemin qui était ouvert devant elle. Toujours conciliante et cherchant la voie moyenne, celle qui apporte la paix. Jusqu’au bout du chemin.

Photo: Marilène

Elle aurait pu s’appeler Félicité parce qu’elle cultivait aussi le bonheur, la chance d’être au monde sans jamais se plaindre des aléas des jours. Je la revois transmettant son savoir-faire culinaire, nous livrant ses recettes des fameux bredeles, ces petits gâteaux alsaciens qui embaument la maison pendant tout le mois de décembre, au beurre, aux noisettes, aux amandes, fourrés parfois de confiture ou de chocolat  et dont la confection demande patience et jusqu’à l’art du joailler dans leurs assemblages.

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photo empruntée au site Bredele ci-dessus

Elle disait: « Les miens ne sont pas les meilleurs ». Modeste, évidemment, mais gourmande. Ah! Le dernier plaisir du crémant, goûté à la petite cuiller, pétillant contre la langue et que Marilène a partagé avec elle. Rire ensemble comme deux gamines que la mort, pourtant toute proche, n’effraie même pas!

Photo:Marilène

Son vrai prénom, qui n’a rien à envier à Félicité, c’était Adèle. Un peu démodé dans les années 20, il revient au goût du jour. Issu de l’allemand, « Adel », il porte en lui l’idée de noblesse. Tout simplement.

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Découvrir l’oeuvre de Pierre Claudé

Résultat de recherche d'images pour "pierre claudé"  Nous avons été nombreux, étudiants à l’Ecole Normale de l’avenue de la Forêt Noire et à l’université de Strasbourg vers la fin des années 60, à avoir rencontré Pierre Claudé. Nous aimions le professeur qu’il était, angliciste, linguiste, tolérant devant notre inculture, affichant un sourire volontiers moqueur, distancié, fin lettré. Il nous impressionnait un peu par son flegme amusé et son humanité bienveillante. Nous ignorions à l’époque qu’il écrivait et que son engagement en écriture ne se démentirait jamais tout au long d’une longue vie. Il disparaît en 2014, dans sa 99° année, sans jamais cesser d’écrire. Il corrigera ainsi dans ses derniers mois, avec l’aide de son épouse Simone, l’un de ses premiers textes, une pièce radiophonique « L’Ordalie ».

Né en 1916, dans un petit village de la Meuse, Horville, à 4 km d’un autre petit village, Luméville en Ornois, qui vit naître un certain Fernand Braudel (1902), Pierre Claudé, comme Braudel se réclamera de ses origines paysannes. ll doit tout aux institutions de la république permettant les diplômes nécessaires à l’obtention de postes d’enseignement ou de la fonction publique: EPS (Ecole Primaire Supérieure), Ecole Normale de Commercy, puis, en 1935, d’Alger-Bouzarea avant d’exercer le métier d’instituteur dans le bled algérien. A cette époque, l’Algérie est  colonie française pour de longues années encore. Cette expérience sera contée dans « Le Frankaoui, Mémoires d’Algérie »(1999), préfacé par Benjamin Stora. L’ouvrage obtiendra le Prix de l’Académie des Marches de l’Est.

Curieusement, une décennie plus tôt, l’autre enfant du pays, Braudel, a emprunté le même chemin. En effet, ses pas le mènent également en Algérie (de 1923 à 1934) où il travaille déjà à sa thèse « La Méditerranée et le monde méditerranéen sous le règne de Philippe II d’Espagne » qui fera de lui l’inventeur d’une discipline historique nouvelle, transdisciplinaire, enracinée dans les espaces qui la façonnent et les biens qui la composent. Tous deux, militaires en 1940, seront arrêtés après la défaite française et faits prisonniers jusqu’en 1945,  Braudel dans l’Oflag de Mayence, Claudé dans celui de Nuremberg et plus tard, d’Edelbach, près de Vienne.

Le complet gris, lettres d'un jeune officier sur la Drôle de guerre 39-40

C’est alors que Braudel, déjà maître de la discipline qu’il est en train de créer, donne des cours d’histoire aux autres prisonniers. De son côté, Pierre Claudé, plus jeune, suit des cours d’anglais – un peu rudimentaires, il le dira dans son ouvrage « Amérique, mes amours »- mais qu’il approfondira plus tard jusqu’à l’agrégation.

Pierre Claudé - .

De son écriture fine et précise, il  remplit aussi de précieux carnets qu’il est très émouvant  de parcourir aujourd’hui et étudie la littérature en autodidacte, de l’antiquité à nos jours.

Arrêtons là les comparaisons qui pourtant ne lassent pas de surprendre. Enfants issus de ces terres agricoles meusiennes pauvres, élèves brillants tous deux,  étudiants puis jeunes enseignants éblouis devant Alger-la-Blanche, infatigables chercheurs, chacun travaille à la réalisation de ses projets. Les travaux de Braudel lui donneront une reconnaissance internationale. L’œuvre littéraire de Claudé, par contre, reste méconnue, et c’est dommage!

Car il s’agit bien d’une œuvre dans sa complétude. Une œuvre qui trouve sa cohérence, son unité et son originalité dans la prise en compte de l’ensemble des ouvrages qui la composent: quinze recueils de nouvelles, six romans, trois essais, deux pièces radiophoniques, une grammaire française. Il obtient plusieurs prix littéraires dont en 1991, le prix Prométhée de la nouvelles pour « Fin de parcours ».

Fait étonnant, les héros de Claudé ne sont jamais prisonniers de l’espace qui leur est donné à vivre dans tel ou tel ouvrage. Ils sont libres de réapparaître, même disparus pour de bon! Max, Le bon petit jeune homme, Monsieur Gnière ou Madame Gnière (on sait qu’un gnière est en argot, un personnage sans importance) ou le jeune Loïc du « Fond des choses », vont et viennent sans préoccupations chronologiques. Qui sont-ils? Travestissement d’un narrateur omniprésent? Avatars de l’auteur lui-même? En tout cas, plus que des incarnations psychologiques, ces personnages sont des types: quidams inquiets, curieux du sens d’un monde indéchiffrable, violents parfois jusqu’à l’extrême comme la baronne de « Népanthès », amoureux de l’instant….Grand puzzle d’une comédie humaine dérisoire que le lecteur assemble par bribes. A travers les personnages et les décors récurrents, l’auteur livre en effet parfois quelques clés: le lieu de l’enfance, dans « Le temps scintille. 2013 », par exemple:   « Le nom MILLOT figurait trois fois sur la plaque de marbre qui servait de monument aux morts. Trois autres noms y étaient gravés, les six hommes que la guerre avait anéantis ayant constitué à l’époque l’essentiel d’une force de travail particulièrement éprouvée. Le village était en effet minuscule. Cinq ou six familles de paysans y cultivaient une terre caillouteuse avec des outils archaïques. »

De même, les événements qui tissent la vie de l’auteur apparaissent sans crier gare, précieux indices, au détour d’une nouvelle, comme la libération du camp que Loïc, le héros du « Bateau », dans « le fond des choses », évoque en filigrane.

Et les thèmes s’enchevêtrent et se font écho. La critique de la culture en tant que faire-valoir en est un exemple. L’érudition de l’auteur n’est jamais gratuite. Et parfois il s’en moque comme dans la délicieuse petite nouvelle  « Faudra  qu’on s’applique », p. 71 dans « Le temps scintille »

Le temps scintille

où M. Gnière, s’essayant à la littérature, reçoit une récompense, un simple accessit, lors d’un grand prix littéraire. Et ceci le rend furieux. Il découvre qu’une femme a obtenu le premier prix! Leur conversation finira par créer entre eux une complicité inattendue. C’est un petit bijou de désinvolture face à la poudre aux yeux de références culturelles ésotériques. Interrogeant la lauréate sur le titre savant de son livre « Voyage en Acédie », p 76:

Et l’Acédie, alors, demanda-t-il…

– Un mot raccrocheur, rien de plus. Du bluff. Un titre mystérieux, le public aime. Et mon livre est comme cela...

et plus tard:

Quand il lui cita la phrase de Cioran dont il comptait faire flèches pour se venger d’elle, elle éclata d’un rire qui attira sur eux l’attention des convives.

-Ah, ah, parvint-elle à dire, je n’ai jamais tant ri. Heureusement que vous êtes là!

Effectivement, on rit souvent à lire Claudé. Sous le quotidien surgit l’insolite, ce mot que Ionesco préférait à l’absurde! S’il est normal que Mr Gnière et Mme aient ensemble les mêmes pensées comme tout vieux couple qui se respecte, est-il bien concevable qu’ils fassent ensemble les mêmes rêves? Le fantastique n’est pas loin qui emprunte sans qu’on n’y prenne garde des logiques imparables. Que faire devant la création d’une Banque du Temps chargée de rembourser sur la foi de dossiers structurés, le temps jugé perdu? « Le temps perdu », P. 35. Id.

Marcel Aymé et son Passe-Muraille auraient pu se glisser dans l’écriture de la nouvelle. Jules Romains avait-il rencontré Mr Gnière, ce personnage sans intérêt qui pourtant participe à la ronde des humains que nous sommes tous? Immanquablement son ouvrage « Mort de quelqu’un » nous revient en mémoire.

C’est Pierre Frath qui parle certainement le mieux de l’œuvre de Pierre Claudé à travers ses chroniques. Dans « La Grande Java » par exemple, qu’il compare aux « Particules Elémentaires » de Houellebecq et dont il fait une critique sans parti pris, le rapprochement entre le questionnement des deux auteurs sur l’individualisme forcené qui régit nos sociétés, devient évident:

Max considérait le sens moral comme un virus, comme une distraction (au sens pascalien) qui détourne de l’essentiel. L’essentiel pour lui, était les maths, mais on frémit si l’on imagine des gens…pour qui l’essentiel serait la race, la nation, ou Dieu ou  simplement l’hédonisme de leur propre ego (c’était le cas de Dorian Gray) et qui serait assez dépourvu de sens moral pour faire de cette infirmité une théorie aussi cynique. Je laisse cette hypothèse à la méditation de nos lecteurs.

Ce mot, écrit en réponse d’une confession de Max, ouvrant « Le temps scintille » est signé par l’écrivain Claude Boulder.

Boulder, comme c’est étrange, est précisément le nom de l’université où a séjourné Pierre Claudé dans le Colorado, lors de son séjour aux USA, grâce à la bourse Fulbright qui lui a été décernée. Il raconte ce parcours dans son roman « Amérique, mes amours » et rien n’est laissé au hasard, comme on le voit dans l’écriture de Pierre Claudé. Tout prend sens.

Etrange, avions-nous dit? Allons donc! Le grand puzzle de la vie d’un homme pudique et poète, né sur des terres rocailleuses, ébloui par la blancheur d’autres rives, se construit peu à peu.

Mais, en bons lecteurs que nous sommes, n’est-il pas temps de céder à l’invitation à méditer, tel que nous y invite l’écrivain Claude Boulder...?

On trouvera les références complètes, éditions, dates de publication de tous les ouvrages de Pierre Claudé à la fin du texte de Pierre Frath