Découvrir l’oeuvre de Pierre Claudé

Résultat de recherche d'images pour "pierre claudé"  Nous avons été nombreux, étudiants à l’Ecole Normale de l’avenue de la Forêt Noire et à l’université de Strasbourg vers la fin des années 60, à avoir rencontré Pierre Claudé. Nous aimions le professeur qu’il était, angliciste, linguiste, tolérant devant notre inculture, affichant un sourire volontiers moqueur, distancié, fin lettré. Il nous impressionnait un peu par son flegme amusé et son humanité bienveillante. Nous ignorions à l’époque qu’il écrivait et que son engagement en écriture ne se démentirait jamais tout au long d’une longue vie. Il disparaît en 2014, dans sa 99° année, sans jamais cesser d’écrire. Il corrigera ainsi dans ses derniers mois, avec l’aide de son épouse Simone, l’un de ses premiers textes, une pièce radiophonique « L’Ordalie ».

Né en 1916, dans un petit village de la Meuse, Horville, à 4 km d’un autre petit village, Luméville en Ornois, qui vit naître un certain Fernand Braudel (1902), Pierre Claudé, comme Braudel se réclamera de ses origines paysannes. ll doit tout aux institutions de la république permettant les diplômes nécessaires à l’obtention de postes d’enseignement ou de la fonction publique: EPS (Ecole Primaire Supérieure), Ecole Normale de Commercy, puis, en 1935, d’Alger-Bouzarea avant d’exercer le métier d’instituteur dans le bled algérien. A cette époque, l’Algérie est  colonie française pour de longues années encore. Cette expérience sera contée dans « Le Frankaoui, Mémoires d’Algérie »(1999), préfacé par Benjamin Stora. L’ouvrage obtiendra le Prix de l’Académie des Marches de l’Est.

Curieusement, une décennie plus tôt, l’autre enfant du pays, Braudel, a emprunté le même chemin. En effet, ses pas le mènent également en Algérie (de 1923 à 1934) où il travaille déjà à sa thèse « La Méditerranée et le monde méditerranéen sous le règne de Philippe II d’Espagne » qui fera de lui l’inventeur d’une discipline historique nouvelle, transdisciplinaire, enracinée dans les espaces qui la façonnent et les biens qui la composent. Tous deux, militaires en 1940, seront arrêtés après la défaite française et faits prisonniers jusqu’en 1945,  Braudel dans l’Oflag de Mayence, Claudé dans celui de Nuremberg et plus tard, d’Edelbach, près de Vienne.

Le complet gris, lettres d'un jeune officier sur la Drôle de guerre 39-40

C’est alors que Braudel, déjà maître de la discipline qu’il est en train de créer, donne des cours d’histoire aux autres prisonniers. De son côté, Pierre Claudé, plus jeune, suit des cours d’anglais – un peu rudimentaires, il le dira dans son ouvrage « Amérique, mes amours »- mais qu’il approfondira plus tard jusqu’à l’agrégation.

Pierre Claudé - .

De son écriture fine et précise, il  remplit aussi de précieux carnets qu’il est très émouvant  de parcourir aujourd’hui et étudie la littérature en autodidacte, de l’antiquité à nos jours.

Arrêtons là les comparaisons qui pourtant ne lassent pas de surprendre. Enfants issus de ces terres agricoles meusiennes pauvres, élèves brillants tous deux,  étudiants puis jeunes enseignants éblouis devant Alger-la-Blanche, infatigables chercheurs, chacun travaille à la réalisation de ses projets. Les travaux de Braudel lui donneront une reconnaissance internationale. L’œuvre littéraire de Claudé, par contre, reste méconnue, et c’est dommage!

Car il s’agit bien d’une œuvre dans sa complétude. Une œuvre qui trouve sa cohérence, son unité et son originalité dans la prise en compte de l’ensemble des ouvrages qui la composent: quinze recueils de nouvelles, six romans, trois essais, deux pièces radiophoniques, une grammaire française. Il obtient plusieurs prix littéraires dont en 1991, le prix Prométhée de la nouvelles pour « Fin de parcours ».

Fait étonnant, les héros de Claudé ne sont jamais prisonniers de l’espace qui leur est donné à vivre dans tel ou tel ouvrage. Ils sont libres de réapparaître, même disparus pour de bon! Max, Le bon petit jeune homme, Monsieur Gnière ou Madame Gnière (on sait qu’un gnière est en argot, un personnage sans importance) ou le jeune Loïc du « Fond des choses », vont et viennent sans préoccupations chronologiques. Qui sont-ils? Travestissement d’un narrateur omniprésent? Avatars de l’auteur lui-même? En tout cas, plus que des incarnations psychologiques, ces personnages sont des types: quidams inquiets, curieux du sens d’un monde indéchiffrable, violents parfois jusqu’à l’extrême comme la baronne de « Népanthès », amoureux de l’instant….Grand puzzle d’une comédie humaine dérisoire que le lecteur assemble par bribes. A travers les personnages et les décors récurrents, l’auteur livre en effet parfois quelques clés: le lieu de l’enfance, dans « Le temps scintille. 2013 », par exemple:   « Le nom MILLOT figurait trois fois sur la plaque de marbre qui servait de monument aux morts. Trois autres noms y étaient gravés, les six hommes que la guerre avait anéantis ayant constitué à l’époque l’essentiel d’une force de travail particulièrement éprouvée. Le village était en effet minuscule. Cinq ou six familles de paysans y cultivaient une terre caillouteuse avec des outils archaïques. »

De même, les événements qui tissent la vie de l’auteur apparaissent sans crier gare, précieux indices, au détour d’une nouvelle, comme la libération du camp que Loïc, le héros du « Bateau », dans « le fond des choses », évoque en filigrane.

Et les thèmes s’enchevêtrent et se font écho. La critique de la culture en tant que faire-valoir en est un exemple. L’érudition de l’auteur n’est jamais gratuite. Et parfois il s’en moque comme dans la délicieuse petite nouvelle  « Faudra  qu’on s’applique », p. 71 dans « Le temps scintille »

Le temps scintille

où M. Gnière, s’essayant à la littérature, reçoit une récompense, un simple accessit, lors d’un grand prix littéraire. Et ceci le rend furieux. Il découvre qu’une femme a obtenu le premier prix! Leur conversation finira par créer entre eux une complicité inattendue. C’est un petit bijou de désinvolture face à la poudre aux yeux de références culturelles ésotériques. Interrogeant la lauréate sur le titre savant de son livre « Voyage en Acédie », p 76:

Et l’Acédie, alors, demanda-t-il…

– Un mot raccrocheur, rien de plus. Du bluff. Un titre mystérieux, le public aime. Et mon livre est comme cela...

et plus tard:

Quand il lui cita la phrase de Cioran dont il comptait faire flèches pour se venger d’elle, elle éclata d’un rire qui attira sur eux l’attention des convives.

-Ah, ah, parvint-elle à dire, je n’ai jamais tant ri. Heureusement que vous êtes là!

Effectivement, on rit souvent à lire Claudé. Sous le quotidien surgit l’insolite, ce mot que Ionesco préférait à l’absurde! S’il est normal que Mr Gnière et Mme aient ensemble les mêmes pensées comme tout vieux couple qui se respecte, est-il bien concevable qu’ils fassent ensemble les mêmes rêves? Le fantastique n’est pas loin qui emprunte sans qu’on n’y prenne garde des logiques imparables. Que faire devant la création d’une Banque du Temps chargée de rembourser sur la foi de dossiers structurés, le temps jugé perdu? « Le temps perdu », P. 35. Id.

Marcel Aymé et son Passe-Muraille auraient pu se glisser dans l’écriture de la nouvelle. Jules Romains avait-il rencontré Mr Gnière, ce personnage sans intérêt qui pourtant participe à la ronde des humains que nous sommes tous? Immanquablement son ouvrage « Mort de quelqu’un » nous revient en mémoire.

C’est Pierre Frath qui parle certainement le mieux de l’œuvre de Pierre Claudé à travers ses chroniques. Dans « La Grande Java » par exemple, qu’il compare aux « Particules Elémentaires » de Houellebecq et dont il fait une critique sans parti pris, le rapprochement entre le questionnement des deux auteurs sur l’individualisme forcené qui régit nos sociétés, devient évident:

Max considérait le sens moral comme un virus, comme une distraction (au sens pascalien) qui détourne de l’essentiel. L’essentiel pour lui, était les maths, mais on frémit si l’on imagine des gens…pour qui l’essentiel serait la race, la nation, ou Dieu ou  simplement l’hédonisme de leur propre ego (c’était le cas de Dorian Gray) et qui serait assez dépourvu de sens moral pour faire de cette infirmité une théorie aussi cynique. Je laisse cette hypothèse à la méditation de nos lecteurs.

Ce mot, écrit en réponse d’une confession de Max, ouvrant « Le temps scintille » est signé par l’écrivain Claude Boulder.

Boulder, comme c’est étrange, est précisément le nom de l’université où a séjourné Pierre Claudé dans le Colorado, lors de son séjour aux USA, grâce à la bourse Fulbright qui lui a été décernée. Il raconte ce parcours dans son roman « Amérique, mes amours » et rien n’est laissé au hasard, comme on le voit dans l’écriture de Pierre Claudé. Tout prend sens.

Etrange, avions-nous dit? Allons donc! Le grand puzzle de la vie d’un homme pudique et poète, né sur des terres rocailleuses, ébloui par la blancheur d’autres rives, se construit peu à peu.

Mais, en bons lecteurs que nous sommes, n’est-il pas temps de céder à l’invitation à méditer, tel que nous y invite l’écrivain Claude Boulder...?

On trouvera les références complètes, éditions, dates de publication de tous les ouvrages de Pierre Claudé à la fin du texte de Pierre Frath

 

Café littéraire

L’association « Vue d’ensemble » toujours novatrice dans ses activités faisant se rassembler malvoyants, aveugles ou voyants, des sports de l’extrême, escalade, marathons, au défilé de mode en passant par les ateliers d’écriture ou de cuisine, m’a demandé récemment de lancer un café littéraire dans un tout nouveau restaurant-maison d’hôtes, Pavillon M, 13 rue de Bouxwiller, dans le quartier des Halles à Strasbourg. La première rencontre aura lieu le mercredi 23 novembre 2016, à 18h 30. J’y accueillerai l’écrivain Graham Sage qui arrive de Singapour où il vient de présenter son dernier livre (non encore traduit en français) « The phoenix and the crow »,

The Phoenix and the Crow par [Sage, Graham]

paru aux éditions Monsoon. Lors de sa visite, nous parlerons de l’ouvrage et aussi des »Tribulations de J. Alfred Prufrock au pays des moas géants »

paru en 2015 chez l’Harmattan, en français, bien évidemment.

Parlons donc de cafés littéraires, ces lieux consacrés à la confrontation intellectuelle, à la promotion d’ouvrages et aux échanges philosophiques. Existent-ils encore ou alimentent-ils un mythe entretenu jusqu’à nos jours? Pour tenter de le savoir, remontons tout d’abord à ses origines et à l’introduction du café en tant que breuvage en France.

Comme chacun sait, le café consommé en boisson est apporté  à Paris et à la cour du roi soleil par l’ambassadeur de Turquie,  Soliman Aga Mustapha Roca, coqueluche du tout Paris dans la deuxième moitié du XVII° siècle. Servi sucré, il développe très vite chez les Parisiens  une véritable addiction.

C’est alors que les limonadiers de Paris réalisent les subsides qu’ils peuvent tirer de cette nouvelle mode. Ils parviennent à faire enregistrer les statuts de leur corporation le 26 janvier 167 en faisant agréer en même temps des lieux communautaires permettant de consommer la boisson tant appréciée, tandis que la profession obtient en plus l’autorisation de préparer et de vendre thé, café et chocolat, ainsi que le privilège de distiller alcools et liqueurs.

Dans son article  » Cénacles et cafés littéraires: deux sociabilités antagonistes », Vincent Laisney écrit : L’historiographie nous a habitués à considérer les cafés comme l’un des hauts lieux de la sociabilité littéraire parisienne. Du Procope des Encyclopédistes au Flore des existentialistes en passant par le Momus de la bohème et le Cyrano des surréalistes,

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les dictionnaires, les manuels et les ouvrages d’histoire littéraire n’en finissent pas d’égrener les noms de ces établissements célèbres, où se serait joué le sort de la littérature…

Réalité ou mythe entretenu?

Les futures rencontres littéraires du Pavillon M pour éloignées qu’elles seront des polémiques sur la réalité des célèbres cafés d’autrefois ne manqueront pas de cultiver, modestement, mais avec ferveur, la vitalité de l’écriture dans le partage des mots.

Calendrier des auteurs présents entre 18h30 et 20h:

mercredi 23 novembre: Graham Sage

mercredi 7 décembre: Jacques Fortier

Anne-Sophie Moussard

jeudi 12 janvier 2018: Pierre Claudé, évoqué par Simone Claudé, son épouse.

jeudi 19 janvier 2018: Albert Strickler

Animation: Chantal Serrière et Anissa Hamza

 

 

 

Portrait d’ailleurs et d’ici (12): A Bali, à deux pas du paradis, le restaurant populaire de Made

Made travaille avec sa tante qui est la propriétaire du restaurant (warung en indonésien, Warung Made Wati). Levées tôt le matin, à cinq heures, avant même le lever du soleil qui embrase l’horizon marin et parfois tout le ciel, elles vont d’abord au marché acheter poulet, porc, boeuf et poisson frais pour concocter les sate dont les Balinais et bien sûr les touristes raffolent.

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Elles rapportent également des brassées de légumes qui arriveront craquants sous la dent, sur les tables recouvertes de toile cirée. Leur cuisine est minuscule. « La salle » de restaurant s’étend dehors à l’ombre des arbres, juste contre mur qui borde à cet endroit l’immense plage de Sanur. Made Sanur 3Made Sanur merEn face se trouve la place où se déroulent les crémations. Le décor est planté.

Made Sanur cremationMade et sa tante s’activent, déposent les offrandes rituelles composées de pétales de fleurs, d’un peu de riz, de fruits coupés, harmonieusement déposés dans le creux d’une petite boite en feuilles  de palmier, de quoi satisfaire dieux et déesses tutélaires, là où leur présence est tangible. Sur les perrons, devant les portes, partout. Made Sanur detL’une ou l’autre, ensuite, à la cuisine, l’une ou l’autre encore, avec les clients qui arrivent à toute heure. Il y a les habitués. La population locale qui vient déguster son nasi goreng matinal (riz frit), les pieds dans le sable de la plage, de l’autre côté du mur d’enceinte sur lequel l’assiette est tout simplement posée. Le grand Jack qui va et vient, de la Hollande à Bali, de Bali à Amsterdam sans se lasser, et semble chez lui, comme tant d’autres clients familiers, torse nu, short orange, rieur et faisant rire Made quand il lui parle à l’oreille. Le couple de retraités actifs, venus à bicyclette par la piste dallée de la plage. Il s’en vont demain. Made et sa tante les embrassent. Les clients forment une famille. Ils se connaissent, échangent  des plaisanteries, jouent aux cartes en pleine matinée.

Made Sanur 2 redLorsqu’un petit nouveau approche, franchissant l’ouverture entre la plage et l’aire de crémation, Made et sa tante sont aux aguets. Leur sourire à enjôler les anges, leur amical « hello, Where are you from? How are you today » sont toujours convaincants. On propose: « What do you want to drink? » Il faut s’assoir, comme les autres, à l’ombre, avec vue sur la mer dans l’échancrure du mur. Une mer calme, bleue, à l’horizon lointain. On sort les photos des enfants. Made en a élevé trois. Des grands, à présent. Qui lui permettront peut-être dans un avenir proche de se reposer un peu. Les trois ont fait des études. Le plus jeune est étudiant en économie, l’une des filles est institutrice.

– Il faut travailler dur, dit Made en souriant. Mais la vie est bien plus facile aujourd’hui. Je me rappelle combien ma mère devait lutter. Une maison de bois, sans confort, sans électricité. A présent, nos maisons sont solides et nous avons le courant. Nos enfants étudient.

Le grand Jack revient sur ses pas. Il a oublié d’acheter des cigarettes. Au passage, à nouveau, il fait rire Made.

Pas de crémation aujourd’hui. Pas cette semaine. La pleine lune, la semaine dernière, a fait le plein de cérémonies et le Warung n’a pas désempli. Cette semaine, c’est plus calme. Ainsi va la vie, à Bali, pour Made et sa tante, à deux pas du paradis.

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Photos: Guy Serrière

 

 

Concert au pays des images et de l’Orgelstubb: Caroline Sablayrolles à Pfaffenhoffen

Pour son premier récital (8 février 2014) après la sortie de son livre « Avant le concert » aux éditions de l’Harmattan, Caroline Sablayrolles avait choisi le cadre poétique de l’Orgelstubb, à Pfaffenhoffen.

Autrefois, traverser le gros village de Paffenhoffen, au nord de l’Alsace, n’offrait rien de très attirant. Après l’envolée des lianes aériennes qui portent le houblon et rythment le paysage de la campagne environnante,

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les façades des vieilles maisons s’étalaient, grises et maussades.  La révélation d’un patrimoine exceptionnel fait aujourd’hui s’arrêter le voyageur étonné. Bien sûr, il faut parcourir à pied les rues du bourg et admirer une à une les demeures sorties de la grisaille que le temps avait déposé sur leurs murs. Edgar Mahler, a peint la plupart d’entre elles et jusque tout en haut du clocher de l’église, s’inspirant des travaux du peintre allemand du XVI° siècle,Wenzel Dieterlin: « Une peinture à 2 lectures, chargée de symboles. Et si on y ajoute des morales et les déformations qui entraînent vers un univers de rêve telles les œuvres d’Arcimboldo ou de Salvador Dali, voire de Picasso, on a résumé le style d‘Edgar Mahler. » Ainsi se trouve définie l’oeuvre de ce peintre singulier à travers le site « Petit patrimoine« .

Marcher dans Pfaffenhoffen, c’est alors véritablement emprunter un grand livre d’images qui conduit des bâtiments industriels, jusqu’au Musée de l’image populaire, justement, en passant par la synagogue, le temple protestant et le pont aux trois rivières, pour arriver, Place du Marché, à l’insolite Orgelstubb.

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Insolite, en effet, car l’Orgelstubb est un lieu comme il n’en existe nul autre. Un lieu magique animé par des personnages sortis tout droit de nos livres de contes. Ici, se côtoient musique, événement culturel et… bonne chère! L’aubergiste, c’est Evelyne Mahler. Rémy Mahler, son mari  (frère du peintre), est facteur d’orgues. Son magnifique atelier jouxte la salle de restaurant. Sa réputation a largement dépassé les frontières régionales.

Caroline Sablayrolles et Rémy Mahler

Dans ce décor vivant qui ressuscite les objets d’autrefois, Caroline pouvait choisir entre deux pianos d’exception. Voici le programme du concert :

Programme: Sur Erard-   prélude et fugue en do# majeur de J.S Bach
                                       Sonate en Fa majeur de Mozart
                                       Sonate en La majeur de Schubert
                                       Chopin nocturne n° 3 op 9
                     Sur Pleyel-   Danzas Argentinas de Ginastera

Le talent et la  grande simplicité de Caroline joints à l’accueil chaleureux des hôtes ont conquis le public. La soirée, on l’imagine, fut exceptionnelle.

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Photos des façades peintes: Marilène Bergantz

Photo de Rémy Mahler et de Caroline Sablayrolles: Jean Dominique Schilling

Article et photo DNA: Patrick Kraemer

 

 

Le merveilleux voyage des blogueurs à travers l’espace et le temps

Certains jours, je n’en reviens pas. Grâce aux blogs, je m’envole et me prends pour Nils Holgersson…

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Mais, contrairement à l’illustration , je ne survole pas seulement la Suède . L’invitation au voyage à travers l’espace et le temps est tentation permanente.

Je m’explique. Il y a quelques jours, j’embarquais pour le Tibet, à la suite d’Alain Lecomte qui annonçait s’y rendre et nous donnait déjà un aperçu d’autres manières de vivre que les nôtres. Qu’est-ce qu’une société matriarcale, par exemple? Son magnifique billet illustré d’aquarelle, m’a fait m’inviter sans plus attendre à la lecture du carnet de voyage qu’il est impossible qu’il ne nous livre pas.

Avant-hier, suivant Dominique Hasselmann , je flanais dans les rues de Turin, sous les arcades, à la nuit tombée. Comme c’est bien de prendre le temps de flâner dans cette ville qu’on dépasse trop vite, pressés que nous sommes quand la destination du voyage nous emmène en Toscane, en Sicile…A tous ceux qui voudraient compléter la découverte de cette ancienne capitale, je suggère de relire le texte de Mostefa Boudiaf , publié sur ce blog à l’époque où j’animais un atelier d’écriture dans un de ses célèbres cafés.

Hier, je survolais le temps, guidé par le blog « Il y a un siècle » , qui nous offrait la découverte de Grieg avec un jaillissement de fraîcheur et d’eau au fil de la partition de photos retrouvées. Magique!

Hier encore, me voici plongée dans la correspondance de Flaubert, grâce au livre ouvert par « Fugues et fougues » .

Merveilleux voyages…

Pardon de ne pas les citer tous, ces blogs qui nous conduisent partout où nous pourrions être, où nous voudrions être, (avec Céline Perraud, par exemple, afin de chanter sous la pluie en Chine! où avec Agnès, « banquière atypique » de Seoul qui nous adresse ses clins d’oeil ), pour sentir, revivre, décrire, vivre ce qui donne sens à nos multiples chemins immobiles.

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« Beaucoup d’enfants français ont lu « Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède » de Selma Lagerlöf, publié il y a de cela un siècle. Selma Lagerlöf fut, en 1909, le premier lauréat suédois à obtenir, pour ses qualités de grand conteur, le Prix Nobel de littérature. Ses livres avaient déjà été traduits dans plusieurs langues majeures, dont le français. »

D’après le blog Suédois célèbres

 

E la nave va…

Dix nouvelles sur le thème: « cafés d’Europe, cafés du monde ».

 

Voici donc relevé le défi d’écrire sur ces lieux de rencontre et de solitude que sont les cafés du monde!

Merci, merci à tous, d’avoir participé à cet échange. Ces dix nouvelles font maintenant l’objet d’une publication.couv4.1173275601.jpg

Jusqu’à fin avril, je continue à recevoir les textes concernant « Ces librairies qu’on aime »

Dix nouvelles! Un petit florilège, émanant des maisons de thé en Chine, des lieux branchés de Nouvelle Zélande, des cafés historiques de Turin ou du bar du coin, à Paris. Un paragraphe suffit parfois pour planter le décor, des écrans mystérieux s’allument pour évoquer Fibonacci, une tasse de café fume sous nos yeux pour nous faire humer l’éternel parfum des décadences entr’aperçues, remake de film tourné dans la Venise éternelle, inénarrable saveur du premier carré de chocolat pendant la guerre, femme en quête d’univers où la transparence est impossible, diable aux frontons des façades, jeu sans queue ni tête autour du zinc et d’un kangourou, et enfin, cette dernière partie d’un récit qui nous interpelle très profondément pour nous donner l’envie de partager plus avant un long chemin d’exil… …Ainsi va le monde, à l’image de ces décors en trompe-l’oeil observés dans les cafés. Ainsi va le monde, pesant, léger, logique, absurde, tendre et cruel.

Chacun a pu voir que la nouvelle, ce genre protéiforme de récit court, peut s’accommoder d’une écriture autour d’une structure complexe « Cafés Fibonacci » de Pilar Lluch, d’un déroulement linéaire « Chocolat », d’Anne-Lise Taffin, d’une évocation en quelques lignes « Lire Joyce à la bougie », Elisabeth Degrémont, d’un développement ludique autour d’un thème difficile à aborder (l’infanticide) dans « Le joueur de flûte de la maison de thé », par Graham Sage, de l’utilisation de descriptions jamais gratuites autour d’un jeu de miroirs menant à une chute finale « Le café au parfum », Brigitte Mammano, du basculement dans le fantastique « La transparence impossible », Marie-France Friang-Cardelli, de la parodie de film sentimental « Rupture »,Yolaine Argan, du théâtre de l’absurde avec les dialogues du « Cri du Kangourou » dont l’absence ironique de lustes éclatants renvoie à Rimbaud, Nathalie Hégron, du témoignage historique et du récit de vie chez Mostefa Boudiaf, « Turin, un long chemin d’exil ».

Chacun a pu le mesurer, tout est possible, mais tout est dans la rigueur de la relecture, de la mise à distance. Je répète souvent aux participants à mes ateliers de ne jamais pratiquer de censure critique… au départ! D’essayer de construire, de visualiser leur projet. Et de ne jamais croire à la page blanche. De la vaincre en écrivant, en laissant la plume ou l’ordinateur guider la pensée: des mots, rien que des mots.

Sans la matière initiale du balbutiement, rien, absolument rien, n’est réalisable. Ensuite, tout commence. Il faut modeler sa terre, comme le potier le fait avec l’argile. Reprendre, jeter, garder, comparer, ciseler, modeler et remodeler, couper, juxtaposer, polir, laisser en l’état. Jeu très sensuel sur la matière des mots, de la phrase. Puis écouter la musique, sa propre musique, le rythme, la reprise, comme cette architecture urbaine donnée à entendre à nos yeux endormis.

Oui, tout est dans la rigueur progressive de la relecture, de la mise à distance. On ne le dira jamais assez.
.

Chers lecteurs et participants animés de ce désir d’écrire, c’est à vous de continuer à découvrir s’il vous en dit, les propos de ce blog consacré à l’écriture dans tous ses états.

Que la nave va, à présent.

Un grand merci aussi à tous les visiteurs d’autres blogs et à tous les amis qui ont donné vie à cette expérience.

A bientôt de vous lire, je l’espère. Je reste à votre écoute.

Le programme reste inchangé dans la mesure du possible: une publication de texte (s’il en arrive), par semaine, un article sur l’écriture, une énigme littéraire et sa résolution chaque week-end.

Ce blog a atteint les 7000 pages visitées.

Chantal Serrière

Turin, un long chemin d’exil, par Mostefa Boudiaf

Ce texte, le dernier du cycle évoquant « Les cafés du monde » commencé en décembre dernier, est écrit par Mostefa Boudiaf. Il peut se lire comme une nouvelle, mais il constitue en fait la dernière partie d’un récit racontant le long chemin de l’exil emprunté par l’auteur et sa famille, fuyant la menace intégriste à Alger.

Vous verrez que les cafés de Turin qu’il évoque à un détour de ce témoignage empli d’une émotion pudique, ne sont certes que les éléments du décor urbain, mais qu’ils sont aussi des lieux où résonnent les pulsations de la vie…Car ce texte est un hymne au simple bonheur de vivre, après la peur, après l’inexplicable, l’indicible.

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Turin, un long chemin d’exil,

par Mostefa Boudiaf

Turin 21 janvier 2006

 

Depuis notre départ d’Algérie, douze années entières m’ont été nécessaires, pour commencer cette page. Pour pouvoir parler de l’étape finale d’un long chemin d’exil.

C’est à Turin que j’ai posé mon baluchon pour me sentir, aujourd’hui, enfin assis sur une chaise. Je me suis souvent posé la question: pourquoi avoir attendu tout ce temps pour écrire quelques lignes sur mon arrivée en Italie? Les raisons en sont multiples, me semble-t-il. La plus évidente et la première qui me vienne à l’esprit, est que je ne voulais pas remuer des souvenirs douloureux alors que je commençais à peine à retrouver une certaine sérénité. Ce n’est pas tant l’exil qui est difficile à raconter, c’est le souvenir de ce qui l’a précédé, ce que nous avions enduré avant d’en arriver là et qui reflue à la gorge comme une aigreur brûlante. Il semble que cela soit plus supportable à présent, en comparaison du temps où le seul fait d’y penser me rendait triste, me nouait la gorge, embuait mes yeux et faisait battre mon cœur. Des émotions trop fortes!

Le second motif, et qui découle directement du précédent: Je n’éprouve plus le besoin d’écrire pour une raison thérapeutique. Je me sens guéri du choc subi. Seuls persistent le diabète et l’hypertension. Les stigmates en quelque sorte.

La troisième raison à ce manquement -je le ressens comme tel- est le temps qu’il a fallu pour retrouver un équilibre relatif, mais toujours fragile, et pour posséder de nouveaux repères dans ma vie et dans la ville.

Finalement, je ne savais pas très exactement par quoi commencer quant il s’est agi de parler de Turin. Quand il m’a fallu lui trouver les qualificatifs qui lui siéraient le mieux. Il y en aurait eu beaucoup, à coup sûr, mais ceux qui se sont imposés à moi sans hésitation sont les suivants: une ville belle et généreuse. Cette ville-là, Turin, nous a ouvert les bras quand ma famille et moi en avions le plus besoin. Tout comme elle a offert l’hospitalité, les soins et le réconfort à de nombreux autres Algériens, hommes, femmes et jeunes filles, victimes des agressions barbares du terrorisme islamiste, durant la décennie noire en Algérie. Cette ville-là, Turin, les a soutenus dans la plus grande discrétion, loin des feux de la rampe, en respectant leur dignité et en exprimant une compassion sincère devant leur détresse.

Turin est vraiment belle, malgré l’implicite contraire résultant de sa réputation et de son vécu de ville industrielle. Ceux qui ne la connaissent pas, ou pas suffisamment, y compris les gens avertis, voudraient l’affubler, coûte que coûte, des attributs allégoriques des villes industrielles. Les préjugés ont la vie dure, même si tout en elle incarne un flagrant démenti.

Si je devais la décrire, je verrais Turin comme une cité allongée, baignant son flanc dans le Pô, offrant son dos aux premiers rayons lumineux de la colline tout en contemplant la chaîne des Alpes où l’astre solaire viendra se coucher après l’avoir inondée de lumière. Reprenant Baudelaire, je dirais: « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

L’ordre transparaît dans sa structure urbaine en damier, dans l’articulation fonctionnelle entre ses différentes zones, comme dans celle des grands hôpitaux de Corso Unità d’Italia. La rationalité règne également dans la succession des places entre la gare de Porta Nuova et le Palais Royal. Dans l’ordonnancement et l’harmonie des bâtisses ainsi que dans les normes urbaines et architecturales.

Quant au luxe, il est récurrent, omniprésent. Il apparaît dans les merveilleux cafés centenaires, autour de la Piazza San Carlo et le long de Via Roma, sous les arcades ou dans les soubassements d’immeubles prestigieux que dominent des jardins en terrasses luxuriants et discrets. Le style baroque des façades de la multitude d’immeubles leur confère une élégance imposante et cossue. Les boutiques et magasins de prestiges de Via Roma et de ses alentours sont là pour l’attester. Les dorures des plafonds des palais, des cafés et des demeures anciennes vous tiennent le nez accroché. L’opulence et le charme se révèlent dans les superbes maisons de maître de la Crocetta et des villas immergées dans les parcs immenses de « La Collina ».

Sans aucun effort, je pourrais continuer mon énumération, sans risque de tomber dans l’excès.

Le calme et la volupté baudelairiennes sont dans les senteurs et les couleurs de l’automne. Les arbres de la Colline offrent à la ville un bouquet flamboyant où se mêlent le jaune ocre, le vert pâle, le marron clair et le roux incandescent. La volupté est dans l’odeur des premiers feux de bois des cheminées. Elle est dans cette atmosphère mystérieuse et suave qui enveloppe la ville, aux derniers rayons de soleil qui éclairent les tuiles rouges des toiture vues des mansardes de via Mazzini, des terrasses de Corso Traino ou d’entre les balcons de Via Francesco da Paola. La volupté est dans l’arôme et la douceur des chocolats chauds dégustés chez Barratini ou dans le fondant des Gianduotti et autres crémini savourés chez Majani.

La volupté se dilue dans les gorgées tannées du nectar piémontais, le Barrolo, bu dans un immense verre ballon et laissant son velouté sur le palais. Elle est dans le regard tendre des couples blottis sur les bancs, à l’intérieur des parcs tapissés de feuilles mortes. Ils savourent à deux la symphonie automnale, à l’affût du moindre frémissement des feuilles qui tombent dans un lent et langoureux tourbillon. La volupté enfin, a la saveur délicate des cerises, d’un rouge vermeil, charnues et juteuses, chapardées sous le cerisier de Pecetto, et consommées à son ombre, dans la douce chaleur du mois de mai.

Et la tranquillité enveloppe la ville qui reprend ses droits aussitôt les heures de pointes dépassées. Une impression de cité désertée par ses habitants, entre l’ouverture et la fermeture des écoles et des administrations. Les incursions programmées ou impromptues dans le Parco Valentino, sur le quai du Murazzi ou du Lungo Pô, à quelques encablures des boulevards et des rumeurs du centre, vous plongent dans un havre de paix. Le Pô coule si lentement qu’il ressemble à un étang dormant. Les ponts qui l’enjambent viennent tour à tour projeter leurs reflets sur le miroir de l’eau. La Colline vous invite à de longues promenades, dans les innombrables sentiers verdoyants pour arriver au point culminant de Strada San Michele entre arbres et bosquets, au parc de la Maddelena, ou au Parco Europa. Vous ne pouvez point rater le majestueux Mont Viso, avec sa coiffe blanche hivernale.

Je l’ai visitée, cette ville que je connais si bien à présent, pour la première fois, en 1981. Et y suis resté presque deux mois. J’ai l’ai revue quelquefois, à l’occasion de mes visites de travail à Milan. Le premier séjour et les visites répétées, nous ont permis de nouer des liens d’amitiés de grande qualité. Grâce à eux, nous nous sommes graduellement insérés dans la vie et dans le paysage pour nous sentir turinois d’adoption; même si la langue italienne est sur mes lèvres encore approximative, hésitante et fortement francisée, « francese » (on prononce frentchézé), en italien.

Les liens solides et réellement amicaux ont été les premiers à activer la solidarité aux pires moments du drame algérien. Quand la situation est devenue insoutenable dans notre pays, nos amis turinois nous ont spontanément ouverts leurs cœurs et leurs bras pour nous permettre dans un premier temps de nous reposer de l’enfer vécu et ensuite d’échapper à un crime programmé.

Les multiples aller-retour ont commencé en 1994. D’abord entre Alger et Turin et par la suite entre Tunis et Turin. C’est à Turin que nous avons pu trouver un travail passionnant qui a rempli tout notre temps et qui correspond à un idéal de justice sociale ayant tant bercé nos rêves de toujours. Cela nous a aidés à panser les blessures et à rétablir progressivement un équilibre terriblement malmené durant les années de feu. Au prix d’efforts gigantesques, nous sommes redevenus des êtres normaux après avoir été des bêtes traquées, dans le viseur du snipper soigneusement embusqué dans le maquis urbain. Car Alger la blanche était devenue, à son corps défendant, tantôt ville noire tantôt ville rouge. Et comme presque toutes les autres villes et villages, elle était un vaste no man’s land pour nous et pour l’écrasante majorité des Algériens.

Turin s’est trouvée là, pour offrir tout ce qu’elle avait de beau : ses parcs, son centre ville, ses théâtres, son opéra, ses salles de concert et de cinéma, ses musées. Une véritable boulimie s’était emparée de moi, sans doute par instinct de survie. J’écumais sans lassitude tous ces lieux. Guidé par les amis, les collègues, et continuellement par TorinoSette, le supplément hebdomadaire de la Stampa, consacré aux événements et manifestations culturelles. Le Folk Club, l’Opéra et le Piccolo Regio ainsi que d’autres salles de concerts, rien ne m’a échappé.

Après la ville, ce fut la découverte des riches coteaux des vignobles du Mont Ferrato et des Langhes, les nombreuses et splendides vallées des Alpes parcourues à pied ou en voiture, les lacs et les torrents. Tout ce qui est autour de Turin lui appartient. Il s’agit de son prolongement naturel, à portée de la main. La ville s’y étire, s’y prélasse et respire.

Quand le besoin de sentir l’iode et d’entendre le bruit de la mer se fait pressant, il suffit de courir vers Genova la voisine. Et, sur la plus proche falaise ou au creux d’une des nombreuses criques, il faut fermer les yeux, se laisser aller, se laisser porter par le bruit des vagues jusqu’à la rive d’en face. Mettre enfin le pied sur la plage de galets, dans cette petite crique de Tiza à Mazer, tout près de Tigzirt en Kabylie Maritime. L’air du large vous souffle dans le visage l’odeur du sel marin mélangée aux senteurs des pins et des figuiers. Mais voilà que j’entends au loin le bruit des roquettes lancées par les hélicoptères sur la forêt de Mizrana pour en déloger les hordes de sanguinaires qui disputent leur territoire aux chacals et aux sangliers. Le cri des arbres estropiés et des bêtes effrayées parvient jusqu’à mes oreilles. Nulle part dans ma mémoire, il ne peut y avoir de paix.

Tu m’entends bien Davide (Davidé, en italien). Cela se voit dans ton regard calme et scrutateur. C’est ton métier que d’écouter les gens qui sont à la recherche de la paix intérieure.

Je suis venu chercher à Turin, la tranquillité, un peu de quiétude, voire de la sérénité, mais soudain cette quête m’a échappée alors que je pensais y être parvenu. J’aurais du venir te voir, tout à fait au début, pour te raconter la longue histoire qui m’a m’amené dans cette ville et quelques années plus tard, jusqu’à toi.

Le commencement de cette histoire, tu le connais maintenant. Il est couché sur le papier, dans les chapitres précédents. La suite, elle, se déroule comme je te le raconte à présent. Il m’en coûte cependant de l’étaler au grand jour. Mais je ne peux la dissocier de ma vie à Turin. J’ai débarqué dans cette ville, seul, avec trois fardeaux: une valise à la main, un traumatisme dans le corps et une blessure dans l’âme. Que l’on s’entende bien, je n’ai pas choisi de quitter l’Algérie, j’y étais contraint. Quoiqu’en pensent certains super patriotes autoproclamés. Pour plus de commodité, je les nommerai les spa. Les lettres minuscules leur vont bien. C’est tout à fait à leur dimension. Ceux là même qui poussent le cynisme jusqu’à clamer du haut des perchoirs qu’il ne fallait pas partir, même si tout prouvait que l’on était une cible bien cadrée dans le viseur du snipper. Dans leur têtes, et c’est probablement leur souhait « il vaut mieux être mort ici, que vivant ailleurs ». Ils auraient eu ainsi le devoir de cocher sur leur liste les victimes de la « tragédie nationale ». Tenir à jour le tableau de chasse et posséder le droit d’octroyer des statuts post-mortem et enfin avoir la magnanimité de distribuer les compensations aux familles des victimes, quand il en reste…

Ils pratiquent en toute bonne foi la confusion des genres: toutes les victimes de la tragédie nationale auront le même statut et peut-être les mêmes droits. Qu’ils soient bourreaux, égorgeurs d’enfants, terroristes en armes contre leur pays et leur peuple ou leurs victimes, ils seront traités à égalité. C’est dit, c’est décidé, c’est fait. On n’en parle plus. Surtout, il ne faut plus en parler. Mieux encore, il est interdit d’en parler. Il ne restera plus que les fous, ceux qui ont perdu la raison à cause de la « tragédie nationale », qui continueront à crier leur mal.

Tant pis, je crierai avec eux, haut et fort, jusqu’à crever le tympan de ceux qui ne veulent rien entendre. Je crierai que l’exil n’est pas un choix. Je crierai que l’exil est un arrachement. Je martèlerai inlassablement que je ne demande rien, ni statut, ni droit, ni privilèges, de quelque nature que ce soit.

Je revendique seulement le droit à la vie, à la dignité et à la liberté de penser et de s’exprimer. Je me battrai pour ce droit.

Davidé, quand l’homme a besoin d’exploser, par pudeur, il le fait entre quatre murs, la tête enfouie dans l’oreiller. Quelquefois, cela ne suffit pas. Quand la douleur devient trop grande, le corps, trop chargé, se doit de l’évacuer, de l’expulser. J’ai essoré mes yeux pour l’extirper, cette douleur, pour l’extirper dans les larmes. Je l’ai diluée dans tous les vins des Langhes.

L’exil ce n’est pas seulement partir de son pays, c’est aussi partir de soi-même. Ne plus retrouver ses repères. Que l’on s’entende bien, il n’est nullement question de nostalgie: les effluves de la menthe, la chorba qui cuit sur le feu un après-midi de Ramadhan, une virée du coté de la mosquée de Ketchaoua pour acheter du pain à l’anis, tout cela est à deux heures de vol de Turin.

Les repères sont affectifs, et sont dans l’échelle des valeurs.

Par exemple ?

Ce qui me vient tout de suite à l’esprit: je n’accorde plus la même valeur au fait que des gens fassent la prière et aillent à la mosquée. Alors que ma vie durant, imprégné de l’image de mes parents et de beaucoup d’autres gens de mon entourage immédiat, j’ai associé à cette pratique, les mots bonté, générosité, droiture, honnêteté. Plus maintenant. C’est terminé. C’est classé. Les traîtres en Djellaba, kamis et autres accoutrements ont eu raison de cette naïveté.

Ce n’est pas forcément de la naïveté, cela pourrait être de la clairvoyance ?

Le résultat est le même: le signifiant a changé. Toutes les apparences, ostentations ou manifestations religieuses dans mon pays, deviennent suspectes, même si la religion met en garde contre ce genre de pensées. Trop de charlatans et à tous les niveaux ont fait de la religion un fond de commerce, pour que je révise ma perception. Donc, je n’ai plus les mêmes valeurs.

Et l’exil dans tous cela ?

La perte d’un repère structurant de la personnalité. Dans ce cas précis, c’est se sentir exilé du royaume de Dieu. Il faudrait du temps, et surtout des matériaux nouveaux pour reconstruire tout cela. Dans ce genre de situation, il n’est plus possible de reprendre les mêmes éléments de référence, comme on le ferait avec les pierres d’un mur tombé, pour se réconcilier avec soi-même et avec sa société.

Et par rapport à Turin, quel serait ton statut?

De travailleur étranger résidant à Turin. L’exil ne se réfère pas exclusivement au pays dans lequel on arrive, c’est d’où l’on part, c’est l’arrachement forcé qui pose plus de problème que la transplantation. Je me sens bien dans cette ville et je vis en parfaite harmonie avec elle. Je n’ai absolument aucun problème de ce coté là. Je n’arrête pas de la découvrir et de l’apprécier. Forcément, je la regarde avec le regard d’un étranger, en quête permanente de clés de lecture, qu’elles soient architecturales, urbanistiques, culturelles, sociétale.
A propos de clés de lecture, j’ai été sollicité pour participer un cycle de formation destiné à des fonctionnaires de l’administration publique et du secteur de l’éducation nationale de Turin. Le thème concernait les mouvements migratoires dans le monde et de façon plus particulière l’émigration maghrébine vers l’Europe et vers l’Italie. Le but était de d’informer les participants sur quelques éléments historiques et culturels des gens qui viennent du Maghreb. Il s’agissait en fait de les aider à mieux appréhender ces nouvelles réalités, afin de mieux gérer certaines difficultés liées à l’immigration.