Le voyage à Chantilly-2

2- Le jardin enchanté

« La vie n’obéit jamais à une chaîne de raisons claires et distantes, comme c’est le cas pour la pensée, écrit Hermann Hesse dans l’incipit de son ouvrage « le voyage à Nuremberg« . S’il devenait un pur esprit libéré de la matière, l’homme pourrait découvrir un principe infaillible de causalité à l’œuvre dans sa vie. Il serait alors en droit de croire qu’il n’existe pas d’autres causes à ses actes que celles qui lui sont apparues clairement. Car précisément il ne serait qu’esprit et uniquement cela. Mais je n’ai encore jamais rencontré un tel homme ou plutôt un tel dieu… »

Pour reprendre les arguments de Hesse, qui sait les motivations profondes de chacun des frères à répondre à l’invitation de leur frère cadet? Témoignage d’affection profonde de la part de chacun d’eaux? Curiosité? Deux d’entre eux ne connaissaient pas le lieu, qui d’ailleurs n’est pas Chantilly, mais le village précédent, Coye-la Forêt, dont la gare dessert également Orry-la-ville. Désir de revivre ensemble les plaisirs et tourments de l’enfance lointaine? Tout cela à la fois, probablement, et plus encore, peut-être le désir de partager avant qu’il soit trop tard, ce que la vie n’a pas toujours permis de partager, l’espace, le temps, l’insouciance et les rêves?

Avec un peu de courage et d’entraînement, il est tout à fait possible de se rendre à pied de la gare au centre du village. Un chemin longeant la forêt y conduit en quelque vingt minutes. Mais le trajet fut accompli en voiture. L’hôte attendait ses premiers invités sur le quai de la gare. Chaleur immédiate des retrouvailles.

La maison de Jean-Mi, alias Aliocha, se trouve au coeur de Coye, bordée par le mac adam d’une rue tranquille.

photo empruntée ici. Les étangs de Commelles.

Une porte rouge. On entre. Pascale , à la cuisine ouverte sur les autres pièces, nous accueille très chaleureusement. Un grand chien noir exprime joyeusement son contentement. Et déjà, ayant déposé nos sacs à même le sol, nous traversons le salon blanc qui donne sur la vaste véranda lumineuse, qui ouvre… sur le jardin. Celui dont la photo apparaît au début de ce billet! Immédiatement accueillant sous son entrée presque solennelle de bois vieilli caché sous les glycines! Le grand chien noir continue à sauter autour de nous et à nous tendre une balle bleue qu’il ne s’épuise jamais à rapporter lorsque nous la lui lançons dans l’herbe verte.

Caché aux yeux de qui arpente le village, le jardin n’est accessible qu’à l’arrière de la maison. C’est un jardin secret. Qui franchit le seuil, happé par l’exubérance colorée, n’en voudra plus sortir. Car sans nul doute, c’est de plus un jardin un peu magique. Je le disais « enchanté »dans le sous-titre du billet. Dès les premiers pas, une curieuse impression de mystère vous saisit en effet alors que tout est si simple! Le chemin herbeux menant tout au fond, les encoignures sombres appuyées contre le mur voisin, l’explosion rouge du rhododendron, le petit pavillon clair servant d d’atelier au maître des lieux. Est-ce lui le magicien?

Le lendemain, c’est jour de couronnement en Angleterre. Avide du spectacle d’un autre âge, démesuré, insensé, je squatte le salon devant l’écran de télévision, et de temps à autres, prise de remords, jette un oeil aux vicissitudes du temps présent sur une chaîne d’infos. La guerre.

Les deux frères partent à Chantilly acheter de la crème. Cela ne s’invente pas! Quant à moi, je ne verrai rien, cette fois-ci, du célèbre château de Chantilly. J’imagine alors une montagne de crème, un dôme d’une blancheur éclatante au-dessus du paysage.

Les deux autre frères arriveront avec leurs épouses, l’un en voiture, l’autre par le train. 14h 30. Le déjeuner peut commencer. Un délicieux déjeuner d’Un dimanche à la campagne.

image empruntée à Télérama

Côte de boeuf au barbecue, petites pommes fondantes aux herbes, haricots verts, fromages et dessert-maison: des douillons dont la recette s’évade tout droit d’une nouvelle de Maupassant, « Le vieux », tiré des « Contes du jour et de la nuit » (1885). A l’extérieur, il pleut. Un peu. De temps à autre. Puis le soleil revient. L’air est léger, très léger. les conversations s’échangent, la bouche pleine des douceurs sucrées du dessert. Le jardin imprime son inflorescence sur les vitres de la véranda.

Beauté indicible du moment. Est-ce cela, en définitive qu’offre la fratrie réunie par le plus jeune des frères? L’accès à la beauté de « tout ce qu’on entend , l’on voit et l’on respire…?

Ecoutons François Cheng:

En ces temps de misères omniprésentes, dit-il, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourra paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque qu’un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu’à l’opposé du mal, la beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face. Je suis persuadé que nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant: d’un côté, le mal; de l’autre, la beauté. Cinq méditations sur la beauté. F. Cheng. Albin Michel. P13.

Le voyage à Chantilly-1

1- Strasbourg-Paris

Quelques années après la Première Guerre Mondiale, dans un petit essai intitulé « Le voyage à Nuremberg« , Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature en 1946, profite de ce voyage pour s’interroger profondément sur lui-même. A partir des paysages traversés, des images de l’enfance surgissent, des pensées s’accrochent à la parenthèse du présent en marche. Il écrit:

« J’ai pu constater en tout cas que les motifs de mes propres actes se situent toujours hors du champ de ma raison ou de ma volonté. Me demandant, par exemple, ce qui fut réellement à l’origine de mon voyage du Tessin à Nuremberg…je me trouve très embarrassé. Plus j’y regarde avec attention, plus mes raisons et motivations m’apparaissent multiples,, diverses,sans rapport les unes avec les autres et semblent remonter très loin dans le passé. Elles ne s’ordonnent pas en une suite logique et linéaire; elles forment plutôt un réseau complexe, si bien que d’innombrables événements anciens de ma vie semblent finalement expliquer ce voyage banal et imprévu. »

Si les raisons d’un voyage ne sont pas toujours aussi complexes que celles évoquées par Hesse dans son essai, il n’en reste pas moins que le temps arrêté dans sa course quotidienne oblige le voyageur à poser son regard hors de son environnement habituel. Il peut lire,ouvrir son ordinateur, écrire, scroller, bavarder avec qui l’accompagne, certes, mais aussi regarder par la fenêtre et s’interroger. Curieusement, le train à grande vitesse ne paraît pas filer si vite…

Strasbourg-Paris, tout d’abord.

Chantilly, c’est pour plus tard. Or, ce voyage à Chantilly, comme annoncé dans le titre de ce billet, ne répondait à aucune raison obscure. Il s’agissait très simplement de répondre à l’invitation d’un des membres d’une fratrie de quatre garçons nés après la Deuxième Guerre Mondiale. S’il avait fallu trouver à travers la littérature un portrait du plus jeune d’entre eux,

l’invitant, à cette rencontre, c’eût été sans nul doute le dernier né de la fratrie Kramazov, Aliocha. Un Aliocha comme il se doit, doux, tendre, à la spiritualité rayonnante, mais également un Aliocha ancré dans la vraie vie, frère, père et époux très aimant. Les invités, quant à eux, eussent pu choisir à leur gré tout personnage, bien sûr, duquel ils se fussent sentis proches et dont la littérature offre une galerie non exhaustive: Fabrice, Etienne, Julien, Eugène, Roméo., Lucien… le choix est vaste. Mais revenons au voyage.

Strasbourg-Paris. 13h 49. Pas de grève. Le GV part à l’heure. Dessinant les collines lointaines, les premières forêts vosgiennes à peine apparues, disparaissent en un clin d’oeil. En effet, pour franchir les Vosges du Nord, la ligne de chemin de fer et le canal de la Marne au Rhin se rejoignent avant le village d’Arzviller « perché sur une hauteur, à peu près à mi-distance entre Sarrebourg et Saverne. Les deux tunnels, fluvial et ferroviaire (tunnel d’Arzviller), sont parallèles.

Source wikipedia.

Construit par l’ingénieur Henri Navier sur une longueur de 2678mètres, le tunnel fut mis en service dès 1851. De sinistre mémoire, il servit de garage au train d’Hitler qui retrouvait des troupes stationnées au village de Lutzelbourg afin de participer à la mairie le 26décembre 1940, à une fête autour de Noël, avant de repartir le lendemain pour Berlin. J’ignorais cela, évidemment en montant dans ce OUIGO, mais aujourd’hui, téléphone en mains, tout renseignement pour insolite qu’il soit, est directement accessible. Pensées sombres à l’intérieur du tunnel obscurl!

A la sortie, avec la lumière qui aveugle, réapparaissent les forêts.

idem

Lui succéderont, à cette saison, par un jour gris de mai, la plate verdure de prairies endormies et c’est déjà la gare de Metz précédées des façades arrières de ses maisons austères aux balcons sur cour. La ville ne se devine pas Il faudra nécessairement un jour revenir et découvrir ses rues aux murs jaunes, sa cathédrale, jaune également, en pierres de Jaumont, autrefois assombris par la grisaille du temps.

idem

J’y fus normalienne il y a bien longtemps et n’y suis jamais retournée. Me reviennent en mémoire, les courtes heures de liberté rue Serpenoise, et celles, interminables, des études du soir. Oui, revenir pour conjurer l’angoisse de ce qui me paraissait un enfermement. On dit qu’à présent, la ville est très belle et très dynamique.

Le train est reparti. De la terre, monte la lumière d’or des champs de colza en fleurs se disputant l’espace avec les blés en devenir d’un vert tendre. Longue et lumineuse plaine où courent des ruisseaux. Pourtant, çà et là, la terre brune se fend et craquelle.

idem

Au loin, un peu en hauteur, seule silhouette verticale dans cet univers, semble surgir de nulle part, le fantôme d’un moulin… Est-ce illusion ou réalité attrapée au vol, réminiscence ou fantasme d’un monde déjà disparu? Le train à grande vitesse ne fait aucun arrêt sur image, réelle ou fantasmée…le moulin à peine entrevu fait déjà partie du passé….

idem

A Paris, pour rejoindre le TER en direction de Chantilly, il faut quitter la Gare de l’Est où nous débarquons, pour nous rendre à la Gare du Nord. Nous irons à pied, guidés, en provinciaux que nous sommes par notre amie Sylvie qui connaît la capitale comme sa poche! La foule, les trottoirs bondés, le bruit. C’est Paris. Bigarré. Au coin de la rue, un grand Noir transforme une boîte aux lettres en djembé.

Le son résonne, un peu arrêté par l’absence d’une membrane adaptée, mais le rythme est là. Et la foule se met à danser. Ou est-ce moi qui imagine? Le son résonne encore, nous accompagnant jusqu’à l’autre gare. De là, le TER, direction Compiègne, nous fait franchir la frontière invisible entre l’Ile de France et les Hauts de France!

Don’t Look Up…

Intitulé en français, Déni cosmique, le film dont tout le monde parle en ce mois de janvier 2022, est sorti en salle le 24 décembre dernier, réalisé par Adam McKay avec Leonardo Di Caprio et Jennifer Lawrence incarnant deux astronomes ayant découvert une planète que sa trajectoire amènera à percuter la terre et de ce fait, à anéantir l’humanité.

S’agit-il donc d’un film catastrophe, un de plus ajouté à un catalogue déjà pléthorique renforçant l’addiction des amateurs de SF pessimistes voire de dystopies terrifiantes? Que nenni! Il n’en est rien. Ici, pas d’effets spéciaux, pas d’images spectaculaires à vous glacer le sang. Alors quoi? Calculs précis à la clé, voici pourtant la fin du monde en marche: l’extinction des hommes est prévue dans six mois! Or, (et pardonnez-moi le registre familier), tout le monde s’en fout! Les médias se gaussent de la nouvelle annoncée par de pauvres scientifiques éloignés de leurs labos, pris au piège des faux interviews de présentateurs vedette de la télévision. Les politiques et les hommes d’affaire qui tirent les ficelles du quotidien planétaire, n’ont d’autres préoccupations que d’ajuster leurs stratégies à de potentielles « retombées » économiques issues de l’explosion des richesses cachées au coeur de la planète destructrice. Quant au quidam, mieux vaut pour lui, comme le lui suggère le titre du film, qu’il n’accède pas à la conscience des faits et ne lève pas les yeux sur un ciel d’apocalypse. Et tourne le monde en toute inconscience….Magnifique Meryl Streep en présidente des Etats-Unis, hilare et rassurante…Pourquoi s’inquiéter?

Il est vrai que de la secte juive essénienne des ascètes sous l’autorité de Simon, au premier siècle avant notre ère, jusqu’à José Argüelles, (1939-2011), fondateur de la convergence harmonique

Image dans Infobox.

en passant par Nostradamus (1503-1566) ou même Newton(1642-1727)

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est newton-expo.jpg

qui prévoyait l’apocalypse en 2060, pour ne citer qu’eux en tant que dépositaires des rites et traditions culturelles d’une eschatologie imminente.

Nostradamus représenté en train d'écrire. (ULLSTEIN BILD / ULLSTEIN BILD via GETTYIMAGES)

les Cassandre annonciateurs de fin du monde sont légion, et faute de réalisation tangible, ont fini par lasser un public à qui on ne la fait plus!

C’est cela, le sujet du film. Non pas tant l’approche angoissante de la fin du monde que la façon de traiter toute information de façon dérisoire. Dérision du sujet. Satire de l’ignorance, de la vanité, de la stupidité des médias et des décideurs . D’aucuns diront que la fable est féroce, voire totalement exagérée, trop éloignée de nos réalités, dérèglement climatique, surpopulation, consumérisme suicidaire, carence planétaire de l’eau, etc..autant de problèmes urgents que les hommes responsables se sont décidés à constater à défaut de les régler. Tables rondes, Accords de Paris, congratulations, déception, nouvelles rencontres, nouveaux accords, bref, et tourne, tourne le monde, disais-je un peu plus haut…

Et cela donne un film drôle, irrésistible, dont le titre anglais nous ordonne de ne pas lever les yeux, et singe nos représentations, nos justifications faciles, nos auto-satisfactions complaisantes, nos oreilles et nos yeux bouchés, nos déballages futiles sur des plateaux de tv branchés. Ainsi, l’émission C ce soir du lundi 10 janvier, animée par Karim Rissouli, émission par ailleurs excellente en d’autres soirées, qui avait choisi comme thème, suivant l’actualité brûlante, la critique du film « Don’t Look Up », en était-elle la prolongation ou déjà le remake du film? Devant l’interrogation des participants sur le « pourquoi ne fait-on rien véritablement pour contrecarrer le dérèglement climatique », Sébastien Bohler, docteur en neurosciences,

Où est le sens ? les découvertes sur notre cerveau qui changent l'avenir de notre civilisation

a essayé vainement de décrire le fonctionnement du cerveau humain en quête de dopamine, cette récompense addictive à ses comportements archaïques, pour expliquer d’une certaine façon, l’impossibilité manifeste de lever les yeux sur ce qui ne mène pas à la production d’hormone de plaisir. Mon résumé est forcément simpliste, mais ce que le scientifique tentait de révéler, n’était autre que les fondements des mécanismes réglant les conduites humaines. Comme toujours, lorsqu’on explique les mystères de l’âme humaine par l’observation et les découvertes des neurosciences, l’approche paraît trop réductrice. Et chacun des intervenants, le respecté Denis Olivennes en tête, suivi de la toujours présente Laure Adler et de la souriante Sylvie Brunel, sans aucune écoute des propos tenus par le spécialiste en neurosciences, y allant de sa défense naïve et résolument optimiste, a voulu, comme il se doit, relever le débat en s’insurgeant et en justifiant toutes les valeureuses actions entreprises actuellement en faveur du climat. Don’t Look Up, voyons! Il n’y a rien à voir. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Pauvre docteur Sebastien Bohler, murmurant, comme en lui-même « Mais nous y sommes. C’est cela Don’t Look Up! » Somptueuse mise en abyme. Mais, comme dans le film, personne ne l’a entendu!

« Le coronavirus a un caractère exceptionnel qui peut être comparé à la peste »*

Nommer, enseignait le philosophe Gusdorf en 1952, c’est appeler à l’existence,

tirer du néant.

La parole

Ou encore: Ce qui n’est pas nommé ne peut exister de quelque manière que ce soit. Ce sont les mots qui font les choses et les êtres, qui définissent les rapports selon lesquels se constitue

l’ordre du monde.

Image empruntée à Wikipedia:Médecin de peste durant une épidémie à Rome au XVIIe siècle (gravure de Paul Fürst, 1656) : tunique recouvrant tout le corps, gants, bésicles de protection portées sur un masque en forme de bec, chapeau et baguette. Le surnom « Doctor Schnabel » signifie « Docteur bec ».

Or, décrivant le procès suivant une épidémie de peste, la Fontaine, après précautions oratoires, se justifie (dans une parenthèse) pour oser la nommer:

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.

Pour extrapoler jusqu’à notre actualité, serait-ce à dire que ne point nommer la pandémie permettrait de la combattre par le seul fait de l’ignorer? Boris Johnson ou Donald Trump n’ont-t-ils pas essayé de procéder de la sorte, faisant comme si « le mal » contagieux qui les entoure n’existait pas ? Et pour quels résultats ?

Si La Fontaine, en définitive, se résout à nommer le mal (« puisqu’il faut »), c’est singulièrement pour en relever, plus que les ravages physiologiques, les conséquences économiques et sociales et jusque dans les Palais de Justice, selon que vous serez puissant ou misérable, dépassant celles de l’atteinte mortelle de l’épidémie.

Toutefois, le propos de ce billet, comme on le verra, ne cherche nullement à dresser la revue exhaustive des calamités ayant ravagé l’humanité. Il s’agit par contre d’approcher la façon dont sont nommées ces maladies venues du fond des âges, et qui, dès les précautions oratoires levées, les sont de façon très concrète. La peste, le choléra, la lèpre, la variole, pour ne citer que ces derniers maux, possèdent en effet des noms qui s’enracinent profondément dans l’histoire des sociétés..

La peste, par exemple, de pestis, fléau en latin, existe si bien à travers les âges, qu’elle n’en finit pas de hanter la mémoire collective. Mal endémique jusqu’à nos jours dans certaines zones de Madagascar ou d’Afrique, elle fascine autant qu’elle est crainte sous ses formes diverses, pulmonaire, bubonique, noire…de quoi faire frissonner à sa seule évocation ! et comme.en témoigne l’ouvrage de Camus véritable best-seller dès le début de la crise sanitaire contemporaine.

Le choléra quant à lui, renvoyait déjà chez Hippocrate à la maladie qui sévit encore. Mot issu du grec kholê qui signifiait bile, on le retrouve dans l’adjectif cholérique, puis colérique et colère. Et c’est bien la colère qui s’empare des populations dont les plus faibles sont toujours les plus touchés par l’épidémie. C’est ce qu’exprime par exemple, au XIX° siècle, sous la monarchie de Juillet, en 1832, le Président du Conseil Casimir Périer.

Portrait de Casimir Perier (1777-1832),  Représenté en pair de France, tenant à la main "l'Opinion sur le budget", rapport destiné à contrer la politique financière de Villèle.
Palais de Versailles

Lui-même contaminé . Il « va subir des semaines d’agonie, traversées de périodes d’inconscience et de délire. Il est comme possédé par l’idée que le choléra n’est qu’une manifestation de la dégradation du corps social. C’est donc le témoignage direct de son propre échec politique. Il meurt le 16 mai après une longue agonie. Avant d’expirer, il prononce ces mots pessimistes empreints d’une connotation politique : « Je suis bien malade mais le pays est encore plus malade que moi. »Extrait du texte de Jean des Cars dans l’émission d’Europe n°1 du 4/3/20: « Quand le choléra frappait la France et semait la terreur »

En 1912, superbement illustré dans les journaux de 1912, le choléra ressurgit:

Par Inconnu — Bibliothèque nationale de France, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=160662

La lèpre, à l’appellation tout aussi concrète et imagée, tire son origine du latin lepra ou maladie qui ronge empruntée de façon métaphorique par l’église pour désigner un péché, une hérésie. L’étymon grec lepis est plus concret, désignant une écaille ou la croûte d’une plaie. la représentation est immédiate et nombreuses sont les images qui l’attestent.

Lépreux sonnant sa cloche pour avertir les passants ; Ils utilisaient aussi des crécelles ou des cliquettes pour qu’on ne les approche pas, (manuscrit latin du XIVe siècle)

La variole, quant à elle, a pour étymologie le latin variola qui signifie tout simplement petite pustule, ce que montre parfaitement l’enluminure colorée ci-contre.

Mais de nos jours, le nom des maladies s’est soustrait à cet ancrage étymologique directement inspiré des formes spectaculaires qu’elles peuvent parfois revêtir et leur représentation ne s’incarne pas de la même façon dans notre imaginaire. Une façon de repousser inconsciemment l’existence de la pathologie? Ainsi, le SIDA, syndrome d’immunodéficience acquise, le SRAS, syndrome respiratoire aigu sévère, le Covid-19, COronaVirus Infectious Disease 2019, ne sont plus que des acronymes désignant les nouvelles maladies à fort potentiel contagieux, voire létal, qui nous terrifient. Car bien que semblant résister à être véritablement nommées, elle n’en suscitent pas moins les plus vives vives inquiétudes. Certes, les allégories s’éloignent, la Faucheuse a quitté les champs de nos campagnes, mais subsiste peut-être pour alimenter nos craintes, l’étonnante musicalité acronymique (pardonnez le néologisme!): Sida, si d’amour chantait Barbara, SRAS rutilant comme une tiare ornée de strass,

et que dire de cette maladie modestement nommée Covid-19, mais déclenchée non par un agent infectieux banal et ordinaire, mais par un virus (dont on rappellera que l’appellation a été empruntée au XVI° siècle par Ambroise Paré, au latin virus, c’est-à dire, venin, poison,ou littéralement suc de plantes), un virus donc, mais dégagé du commun, anobli par la science, comme le SRAS avant lui, car portant couronne solaire et sceptre géant d’incertitude.

Ainsi nommé par l’OMS, Coronavirus SARS-CoV-2, ( « Nous avons dû trouver un nom qui ne faisait pas référence à un lieu géographique, à un animal, à un individu ou à un groupe de personnes » a précisé le directeur général de l’OMS, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour éviter toute stigmatisation de la maladie), l’agent infectieux qui somnolait entre deux écailles de pangolin ou sous l’aile hospitalière de chauves-souris, ou, allez savoir, dans l’antre verrouillée d’un mystérieux laboratoire P4, ainsi nommé donc, et par là, appelé à l’existence, ( le philosophe nous l’avait bien énoncé), notre vivant et rutilant virus, a aujourd’hui, totalement déstabilisé nos vies et par là, l‘ordre du monde.(cf, en exergue, la citation de Gusdorf)

Illustration de la morphologie des coronavirus. empruntée à Wikipedia.

Les péplomères, pointes virales en forme de massue ici colorées en rouge, créent l’apparence d’une couronne entourant le virion, lorsqu’ils sont vus au microscope électronique.

(*) Jérôme Salomon, Directeur général de la Santé. Déclaration du 23/04/20

Le choix du vieil Esquimau

« Il n’y a pas si longtemps de cela que vivait, sur la côte orientale du Groenland, un vieil Esquimau aux jambes paralysées. S’étant rendu compte qu’il n’était plus d’aucune utilité dans la communauté, il réunit ses enfants et ses petits-enfants et leur annonça qu’il se jetterait dans le fjord le lendemain matin. Le moment venu, le vieillard trainant ses jambes derrière lui, accompagné de tous les siens, descendit vers le bord de la petite falaise de glace qui tombait dans la mer encombrée de «floes». Bientôt, lui disaient ses enfants, bientôt tu retrouveras tous tes parents et tes amis dans le domaine des morts: bientôt tu ne souffriras plus du froid, bientôt tu n’auras plus faim ».

Eskimo

Ayant dit au revoir à sa famille, le vieil homme, aidé de ses fils, se jeta à l’eau. L’eau était froide et l’instinct de conservation reprenant le dessus, il se mit à se débattre. Alors sa fille cadette, celle qu’il aimait le plus et celle qui l’aimait le plus, ayant pitié de lui, lui cria: «Mets la tête dans l’eau, papa, cela durera moins longtemps».

Texte de Paul-Émile Victor, paru dans le Figaro du 3 juillet 1954

Dans la culture inuite, autrefois, quand la survie liée à la famine exigeait du groupe que place soit laissée aux plus jeunes, les anciens usaient donc de leur liberté pour choisir de continuer à vivre ou à mourir. Leur importait d’abord la prolongation de leur clan portée par les hommes et les femmes en âge d’en assurer la continuité. Avec l‘amélioration (?) du niveau de vie, y compris en ces terres du Grand Nord, ces périodes de grande détresse alimentaire ont dès lors disparu et avec elles, la nécessité de soustraire un ancêtre, pour fatigué qu’il puisse être, au reste de son clan.

Dans notre propre culture autrefois, pareil choix, en des temps difficiles, eût été bien sûr inenvisageable. Le serait-il davantage aujourd’hui, alors qu’un virus rusé menace la population mondiale?

Coronavirus — Wikipédia

La vieillesse par ailleurs n’existe plus guère, ou, lorsqu’elle devient trop difficile à gérer, se voit reléguée en des institutions spéciales.

Emprunté à Wikipedia.:Old Woman Dozing par Nicolas Maes (1656). Musées royaux des beaux-arts de Belgique.

L’âge, bien au contraire, établit un statut privilégié, libéré des contraintes professionnelles, donnant accès à nombre d’activités stimulantes, ludiques ou gourmandes. Toutefois, un extraterrestre qui observerait notre société, pourrait être amené à penser qu’elle n’est pas si différente de la culture inuite traditionnelle décrite ci-avant par Paul-Émile Victor.

En effet, malgré les chiffres prouvant que la létalité de la maladie touche principalement les personnes entre 60 et 85 ans, la majorité des gens appartenant à cette tranche d’âge, ne veut en aucun cas être protégée par un confinement plus long que le reste de la population. S’agirait-il, comme le vieil Esquimau, de sacrifier individuellement les jours restant à vivre? S’agirait-il ainsi de grossir les rangs de volontaires à l’installation d’une immunité collective susceptible d’arrêter la course d’un virus mortel? C’est ce que semble révéler les protestations véhémentes des plus âgés:

  • Moi, au nom de la liberté, personne ne peut m’empêcher de sortir!
  • Moi, au nom de l’égalité, je ne veux pas de cette ségrégation

Admirable! pense l’anthropologue extraterrestre.

Les sociétés appelées développées retrouvent donc les agissements des peuples premiers! Oui, admirable cycle qui maintient la vie sur Terre! Et les anciens de marcher crânement à la rencontre du virus. Et de plus, ils en sont heureux. Ils se sentent bien. Ils le répètent à l’envi. En pleine forme, disent-ils.

Était-ce parfois le cas de leurs congénères déjà atteints qui font déborder la capacité d’accueil des hôpitaux, qui épuisent un personnel soignant débordé, les infectent parfois, mais bien sûr, involontairement, sans aucune mauvaise intention ! Le virus est tellement contagieux! Ce n’est pas leur faute!

Coronavirus dans le Grand-Est : Plus de 3.000 personnes ...
image empruntée ici

L’extraterrestre est surpris. Le sacrifice collectif génère-t-il de réels bénéfices à la survie du groupe? Ou est-ce l’inverse? Pour quelles raisons en définitive, les gens âgés ne veulent-ils en aucun cas la protection du confinement prolongé que proposent les autorités? C’est qu’ils entendent avant tout, sortir pour jouir des mêmes droits et libertés que les plus jeunes. Mais, réfléchit encore l’extraterrestre, si leur revendication égalitaire conduit à asphyxier les capacités d’accueil des salles de réanimation, privant de leur accès d’autres malades qu’eux, et mettant en péril ceux qui soignent ainsi que leurs aidants, n’est-ce pas abandon de tout bon sens et reniement des principes-mêmes, fondateurs des sociétés modernes, dites démocratiques?

Cette liberté tant revendiquée, n’est-elle pas définie, se dit-il, dans le fameux article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, à savoir, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »?

Image illustrative de l’article Libertas (mythologie)
empruntée à Wikipedia: Libertas

De ce fait, n’est-ce pas nuire à autrui que de l’exposer à un virus inconnu? N’est-ce pas nuire à autrui que de risquer d’imposer une lourde charge de soins à des professionnels qui eux n’ont pas le choix?

Ainsi, contrairement à la vieillesse du « Vieil Esquimau », la vieillesse de ce pays-là, conclut l’extraterrestre, semble bien futile, bien inconsciente et sans respect du cycle de la vie. A vouloir nier l’inéluctable progression de la condition humaine pour vénérer le droit individuel à faire et à dire ce que bon lui semble, à s’interroger sans cesse sur l’âge légal d’entrée dans le grand âge, à vouloir profiter comme un dû, de tout, de ses propres privilèges considérés comme un droit absolu, et tout autant de ceux des autres générations, à trop emprunter le chemin de la déraison, la vieillesse de ce pays-là, n’a-t-elle pas oublié son rôle de passeur menant sa descendance, d’une rive à l’autre, quel que soit le péril et le coût de la traversée?

Charon et Psyché, Charon prend l’obole de la bouche de Psyché en échange de la traversée du Styx, John Roddam Spencer Stanhope, 1883. Empruntée à Wikipedia

De la couleur des choses

ou petit exercice pour apprendre à utiliser word press…tout un monde

Rose, l’aurore du bout des doigts

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles ,

Tiens, où est passé

le jaune?

Le violet quant à lui, existe bel et bien,

certes, tout à la fin,

O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Oui, justement la lettre oméga, celle-là même qui du fond des âges tire son origine de l’alphabet phénicien O, voyelle elle-même issue, pense-t-on, d’un alphabet si ancien qu’ il remonte à plus de 3 500 ans, lettre probablement empruntée à l’Égypte dans un hiéroglyphe qui signifierait « œil »…oui, la lettre oméga, la dernière de l’alphabet grec est bien elle qui regarde et voit, mystérieuse et secrète, Annonciatrice des fins prochaines, celle qui nous attire irrésistiblement, améthyste enchâssée d’or..(pour les amateurs d’herméneutique ésotérique parodiée à l’envi!)

Mais le jaune?

le jaune orphelin,

porté par nulle voyelle hospitalière, parodique et vibrante,

la simple couleur jaune?

Plutôt portée dans la rue

aujourd’hui

endossée par le porteur

d’un gilet

jaune.

Rimbaud, dont ce n’était pas la couleur préférée s’en étranglerait de rire. Sans doute.

Et rose, l’aurore du bout des doigts…

Dans le delta du Mékong (2), Fredo: « C’est si beau un Bled! »

Can Tho, janvier 2019

Fredo appartient désormais au delta.

Il est né au nord-est du Vietnam, tout près de la  Baie d’Along, Vịnh Hạ Long en vietnamien, ce qui signifie descente du dragon.

Les animaux sacrés dans la culture et l’architecture vietnamiennes - ảnh 1

image empruntée ici

Mais c’est tout au sud, à Can Tho, qu’il s’est installé, retrouvant le dragon pourvu à présent de neuf corps sinueux lorsqu’empruntant le cours du Mékong, la créature mythique se divise en son delta, pour avaler la mer de Chine.

Résultat de recherche d'images pour "delta mekong avec ses 9 bras"image empruntée ici

Fredo tient avec son épouse le Mekong Logis, petit hôtel bien nommé, bordant une ruelle à l’écart du vrombissement des vespas rutilantes.

Résultat de recherche d'images pour "mekong logis"

La cour ombragée, toujours fraîche malgré l’implacable chaleur grâce au léger souffle de vent agitant le feuillage de ses manguiers, incite à la nonchalance au creux de hamacs hospitaliers. Ici, tout est simple et tranquille.

Résultat de recherche d'images pour "fredo cantho et sa femme"

Fredo et son épouse, la délicieuse Nhung.

Photo empruntée sur ce site.

Fredo enfant. Orphelin à 8 ans. La rue est son terrain de jeu, son école, son refuge. Mais de vrai terrain de jeu, d’école ou de havre, il n’en connaîtra pas. C’est la guerre au Vietnam. L’interminable guerre!

Fredo, aujourd’hui. L’ombre sur son visage. Son geste de la main. « Ma vie n’était pas belle. Laissons. N’en parlons pas! C’était hier ».

Fredo à cette heure, qui rattrape le temps perdu. Atteint d’une boulimie d’apprentissage! Apprendre. Apprendre. Observer. Observer. Comprendre. Comprendre. Et transmettre…

Autodidacte complet, il se met à réfléchir à la structure des langues.Photo: GS

Le français et le vietnamien. A la manière de les enseigner. Nul besoin des récentes méthodes de français langue étrangère qui lui paraissent totalement déconnectées de la réalité. Il possède un trésor: une pile d’ouvrages de conjugaison à la couleur rouge, le fameux Bescherelle et des livres de lecture dont on se servait en France pour initier telle ou telle leçon de grammaire ou de vocabulaire dans les années 50.

Les volumes, achetés pour quelques dongs, sont très défraîchis. Quand elles existent encore, les couvertures s’émiettent sous les doigts. « Qu’importe! La France est là », dit-il.

Il se désole cependant. A la braderie où il a pu acquérir tous ces ouvrages, il n’y avait aucun Bled!

Résultat de recherche d'images pour "Bled 1960"

 » C’est si beau, un Bled! s’exclame-t-il. Toutes ces règles, tous ces exercices, toute cette connaissance de la langue française! »

Et Fredo rêve de le posséder un jour ce fameux Bled, talisman opérant le jour des examens!

Car son épouse a brillamment obtenu le niveau A1. Grâce à lui, bien sûr. Il en est très fier. A présent, il se concentre sur le niveau A2. « Alors, ce sera une vraie reconnaissance! » Quand ma femme réussit, c’est aussi moi qui obtiens le niveau. Moi qui ne suis jamais allé à l’école! Je suis tellement heureux! »

Alors, il observe. Il analyse, il classe au delà de ce que les grammaires proposent. Il invente d’autres progressions qui rendent les choses plus claires pour son épouse. « Ne t’inquiète pas des verbes du 2° groupe, pour l’instant. Concentre-toi sur  ceux du 3° groupe dont tu as le plus besoin, aller, par exemple… »

Pour la langue vietnamienne, à l’instar du Dr Tuan Anh Tran dans son récent ouvrage

« Se débrouiller en vietnamien en 12h« 

l’efficacité de l’enseignement de Fredo a stupéfait certains professionnels du secteur. On est venu le voir. Voulait-il partager sa méthode? « Non, il n’en est pas question. je continue à réfléchir. Cela me passionne! »

Le passionne également l’enseignement du Tai Chi. Tous les matins, sous ses manguiers, il entame sa journée par les gestes ancestraux…

Ainsi apparaît Fredo, intarissable conteur au verbe haut et à l’imagination fantasque,  généreux passeur de ce que lui a appris la vie, des épreuves de la rue à celles de la guerre, comme des merveilleuses découvertes cachées dans un simple Bled, jusqu’à la connaissance du labyrinthe initiatique du delta.