Michel Serres: Quand les putains d’Alexandrie gravaient leurs noms sous leurs sandales…

Strasbourg. Samedi 12 avril. 17h.

Salle blanche de la Librairie Kléber.

Michel Serres , présenté par Guy Chouraqui , parle de son livre:

« Le Mal propre « 

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« Le tigre pisse aux limites de sa niche. Le lion et le chien aussi bien. Comme ces mammifères carnassiers, beaucoup d’animaux, nos cousins, marquent leur territoire de leur urine, dure, puante; et de leurs abois ou de leurs chansons douces, comme pinsons et rossignols.

Marquer: ce verbe a pour origine la marque du pas, laissée sur la terre par le pied. Les putains d’Alexandrie , jadis, avaient coutume, dit-on de ciseler, en négatif, leurs initiales sous les semelles de leurs sandales, pour que, les lisant imprimées sur le sable de la plage, le client éventuel reconnaisse la personne désirée en même temps que la direction de sa couche. Les présidents des grandes marques reproduites par les publicitaires sur les affiches des villes jouiront sans doute, ensemble, d’apprendre qu’il descendent en droite ligne, comme de bons fils, de ces putains-là. »

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Ainsi commence le dernier livre de Michel Serres, « Le Mal propre » (éditions Le Pommier ), dont le sous-titre « Polluer pour s’approprier  » annonce la teneur. Faisant totalement partie du règne animal, l’homme ne déroge pas à la règle de marquage de son territoire. « Les pollueurs salissent le monde pour se l’approprier. Rien de changé depuis les chiens et les tigres », énonce la quatrième de couverture. « Comment pollue-t-on? Nous commençons à le comprendre. Mais pourquoi polluer? ce livre répond à la question. Attachées seulement aux questions de chimie et de médecine, les études actuelles sur l’environnement négligent ces projets, simplement humains d’appropriation. Nous pouvons changer nos intentions. »

Adoptant la démarche de l‘éthologue pour ancrer sa réflexion sur « les fondements vécus du droit de propriété », la pensée de Michel Serres chemine sereinement d’une discipline à l’autre. Le philosophe bouscule Rousseau et ses certitudes du « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». Le linguiste dépoussière (avec quel talent!) « le sens peu connu de quelques mots ».

Un exemple: « Lieu, donc, qu’est-ce à dire? Fastueuse et peu connue, son étymologie, le latin locus, désigne l’ensemble des organes sexuels génitaux de la femme: vulve, vagin, utérus…(Ernout et Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine…ceci pour donner des gages aux lecteurs qui croiraient à un fantasme de ma part) ».

… »il existe au moins trois lieux fondamentaux: l’utérus, le lit, le tombeau…Habiter hante donc les niches nécessaires aux moments de faiblesse et de fragilité: l’état embryonnaire, le risque de naître, la petite enfance au sein, la caresse dans l’oblation amoureuse, somme, paix, repos…resquiescat in pace; vie foetale, acte d’amour, noir de la tombe, horizontalité de la nuit. »

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Mais le rapport que Michel Serres entretient ainsi avec les mots, leurs formes, leur histoire, les paradoxes qu’ils véhiculent (étrangeté de la relation entre le sale marquant ce qui nous est propre!) est celui d’un poète. Sa démarche évoque parfois celle d’un Bachelard où ne se décelle pas de frontière entre la langue de l’intelligence scientifique et celle de la poésie.

L’homme engagé également apparaît. Peut-être faudrait-il dire l’homme en colère, l’homme indigné, l’homme révolté. Pas de langue de bois pour dénoncer la façon dont nous sommes « possédés par lesdits expanseurs d’images, déchets picturaux; de sons, déchets de langue; de répétitions, déchets de penséebref par ces ordures audiovisuelles si aisément transformables en argent, lui-même si aisément transformable en déchet ». Et de revendiquer lors de sa présentation: « Je suis un tagueur » Je pollue mes pages avec mes mots…Ma page, mon tag de rage. » Et dans son livre: « Entendez donc, comme moi, la plaidoirie, vive, du tagueur, révolté, traîné même quelquefois devant les tribunaux contre les publicitaires, honoré, légal, dominant, payeur… »

Je ne sais si vous l’entendez, vous, cette harangue vive du tagueur, mais je vous assure que le public entourant Michel Serres, en cette fin d’après-midi tout-à-coup printanière, dans la salle blanche de la Librairie Kléber, en a bien perçu la vibration.

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Et lorsque malicieusement, Guy Chouraqui (qui animait la rencontre et dont je reparlerai prochainement), a posé cette dernière question: « 

-Vous utilisiez un style extrêmement dur, sérieux, pas facile d’approche. Comment, pourquoi et quand avez-vous évolué vers ce style allusif, léger, vivant, provoquant, stimulant?

Le sourire au lèvres et sans hésitation, Michel Serres a répondu:

-Ah! Mais la jeunesse. C’est la jeunesse qui me l’a permis!

Michel Serres, né en 1930, est membre de l’Académie française, professeur à Standford University , auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences.

 

 

10 commentaires sur “Michel Serres: Quand les putains d’Alexandrie gravaient leurs noms sous leurs sandales…

  1. L’effet de Serres dure. En l’occurrence tant mieux.
    Tiens, « La légende des Anges », 1993:

    – A l’inverse d’hier, où les prophètes se lamentaient sur les villes détruites, pleurons aujourd’hui la perte et la destruction des forêts ou déserts, des chartreuses et des monastères, du silence et de la solitude propices à la pensée. La ville-lumière pénètre les ombres, porte ses fracas dans la tranquillité, plaque l’écriture sur la mutité de la nature,éradique les espèces… nous ne pouvons plus entendre psalmodier nos lamentations nouvelles, privés de cet ancien espace muet qui transportait pudiquement les clameurs du désespoir.

    Plus loin:

    – Quand le verbe, ainsi, domine et occupe la chair et la matière,jadis innocentes,il reste à rêver du temps paradisiaque où le corps, libre, pouvait courir et sentir, à loisir. La seule révolte viendra des Cinq sens!

    Alors chaussons nos sandales, sans scrupules!

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  2. Galerie des Tigres Roux…..je les suis à la trace…le mien est roux aussi et il s’appelle OedipeII.
    « LA FAUNE  »
    Et toi, que manges-tu, grouillant ?
    -Je mange le velu qui digère le pulpeux
    qui ronge le rampant.
    Et toi, le rampant, que manges-tu ?
    -Je dévore le trottinant qui bâfre l’ailé
    qui croque le flottant.
    Et toi, le flottant, que manges-tu ?
    -J’engloutis le vulveux qui suce le ventru
    qui mâche le sautillant.
    Et toi, sautillant, que manges-tu ?
    -Je happe le gazouillant qui gobe le bigarré
    qui égorge le galopant.
    Est-il bon, chers mangeurs, est-il bon,
    le goût du sang ?
    -Doux, doux ! tu ne sauras jamais comme
    il est doux, herbivore ?
    Norge. (Seghers Editeur)

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  3. Quel ‘papier’ ! Je n’ai plus qu’une seule envie, c’est de partir en librairie, puis en lecture ! Il me semble que c’est tout à fait le livre dont j’ai besoin, maintenant… Merci pour cette prescription !
    A brule pourpoint, je me fais tout de même cette réflexion :
    L’homme, un animal marquant son territoire, certes. Néanmoins, je me pose tout de même la question de la limite de cette comparaison : l’homme est l’un des rares animaux, pour ne pas écrire le seul, à détruire son propre écosystème en conscience…

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  4. Quel hasard… je suis justement plongee depuis quelques jours dans l oeuvre de ce philosophe …
    Suis allee chercher un interview sur son dernier livre ….sur RFI ..
    ET voila que Mercredi je vais travailler sur son livre ‘Variations sur le Corps ‘ avec un choreographe neo zelandais absoument genial .. qui va faire un these de philo (en co- tutelle entre la Sorbonne et Auckland) alors si vous avez de precieux commentaires a partager avec mon ‘eleve’ j apprecierai beaucoup …

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  5. Il est un lieu ou l’on apprend l’étymologie du lieu et tant d’autres choses de lettres, qu’ il y a lieu de souligner que sa richesse et sa concision nous éloigne chaque jour des lieux les plus communs. Merci.

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