Quelle version avez vous lue de « La ferme africaine » de Karen Blixen ?:
Celle-ci: « J’ai possédé une ferme en Afrique« , ou celle-là: « J’avais une ferme en Afrique« , ou même encore: « Il y avait une ferme en Afrique« ?
On distingue bien les nuances, le glissement vers l’euphémisme, comme pour édulcorer de nos jours la réalité coloniale par trop évidente.
Traduit en France en 1942, le roman de Karen Blixen, Out of Africa est paru au Danemark et en Angleterre en 1937. Traduit tout d’abord d’après la version anglaise par Yvonne Manceron, le texte est connu en français, sous le titre « La ferme africaine » et a été réédité par Gallimard en 2005 avec une nouvelle traduction due au travail d’Alain Gnaedig, « un des plus éminents traducteurs de langues scandinaves », selon l’éditeur.
Voici, empruntés à Naked translation, quelques éclairages intéressants sur le sujet:
« Alain Gnaedig, le nouveau traducteur, s’est rendu compte, en effet qu’Yvonne Manceron, qui avait pris en charge la traduction d’origine, « avait tendance à corriger le style de Blixen, coupant par exemple les adjectifs qu’elle estimait redondants, raccourcissant les phrases qu’elle jugeait trop longues. » Parfois elle résout certaines difficultés de traduction en… supprimant des passages entiers, en particulier ceux traitant de la Première Guerre Mondiale ; nous étions en 1942 et « dans le Paris de l’Occupation, on sait combien il était mal venu de rappeler les défaites passées. »
Je vois dans cela un lien clair avec le billet de Jim : Alain Gnaedig est resté plus proche du texte original et nous offre ainsi une traduction plus fidèle. C’est un bon exemple, je pense, d’un document où les niveaux syntaxiques et phonétiques sont cruciaux. Il est bien évidemment impossible de reproduire les constructions grammaticales, mais si une écrivaine choisit de s’exprimer par des phrases longues et des répétitions, l’esprit de son style devrait être autant que possible respecté, même si le traducteur ou la traductrice pense que le modifier serait synonyme d’amélioration. Yvonne Manceron a également donné la priorité au niveau pragmatique (de façon plutôt extrême !) en supprimant les passages parlant de la défaite allemande en 1918, assurant par là la bienveillance de la censure allemande envers le roman. Cela était peut-être nécessaire en 1942, mais les choses ont bien changé depuis.
Voici la comparaison de deux passages issus des deux traductions, donnée dans l’article du Nouvel Obs :
La traduction de 1942…
« Victor, interrogeait-il, qu’est-ce qu’un pronom? Dis-moi qu’est-ce qu’un pronom? Tu ne le sais pas? Je te l’ai dit au moins cinq cents fois! » Mon mari m’écrivit et me demanda d’assurer un transport avec quatre charrettes à bœuf et de le lui envoyer aussi vite que possible. Très tôt le lendemain, alors que les constellations brillaient encore au ciel, je me suis mise en route et nous avons commencé à franchir les interminables collines de Kijabe qui dominent les grandes plaines de la Réserve Masaï qui nous apparaissaient toutes grises dans la lumière matinale.
Gallimard, Folio, p. 353.
… et la nouvelle
« Victor, demanda-t-il, qu’est-ce qu’un pronom? Qu’est-ce qu’un pronom? Victor? Tu ne sais pas? Mais je te l’ai dit au moins cinq cents fois! » Nos hommes postés près de la frontière ne cessaient de faire parvenir des messages à Kijabe, pour que des provisions et des munitions leur soient envoyées. Mon mari me demanda de faire charger quatre voitures à bœufs et de les envoyer le plus vite possible. Cependant, je ne devais pas les laisser circuler sans qu’elles soient surveillées par un Blanc, car nul ne savait où se trouvaient les Allemands, de plus, les Masais étaient très agités depuis qu’ils avaient eu vent de la guerre et couraient dans toute la réserve. A ce moment-là, on voyait des Allemands partout, et l’on faisait monter la garde sur le grand pont de chemin de fer de Kijabe pour empêcher que les Allemands ne le fassent sauter. […] Au petit matin, alors que les anciennes constellations brillaient encore dans le ciel, nous nous sommes mis en route et nous avons descendu les flancs interminables du Kijabe Hill, avec les grandes plaines de la réserve masaï à nos pieds, qui semblaient d’un gris métallique dans la lueur de l’aube ».
Gallimard, coll. «Du monde entier», p. 289-290.
Très intéressant sujet que celui de la traduction. Etant bilingue en anglais, je lis systématiquement les auteurs anglophones en version originale – certains prennent ça pour du snobisme (si, si), alors que c’est simplement pour le plaisir de rencontrer les mots et les tournures de phrases tels que l’auteur les a écrit.
Les traducteurs sont des êtres humains, influencés par leur environnement et leur époque, comme le montre très bien votre exemple. Il m’est arrivé à deux reprises de travailler sur des traductions : la 1ère fois, en corrigeant un guide pratique où je fus atterrée par les très nombreux contresens fait par une traductrice soi-disant professionnelle. La 2e fois en travaillant sur une adaptation théâtrale d’un texte anglais : nous étions trois pour traduire ce texte où les jeux de mots et références culturelles new-yorkaises étaient multiples. Ce fut une expérience très riche, mais quel casse-tête !
Encore plus après ces petits travaux, il me semble que les bons traducteurs sont de véritables orfèvres qui mériteraientt une reconnaissance bien meilleure que celle qui leur ait accordé. Ils sont aussi un lien entre les cultures et les hommes, et ça, cela n’a pas de prix !
Pardon pour ce long commentaire… Je me suis laissée emporter 🙂
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Une traduction (ne crions pas trop vite à la trahison) est une oeuvre à quatre mains (et parfois plus). Nul gardes aux frontières. Pas de chef d’orchestre. En liberté surveillée, néanmoins. On ne fait pas mieux, en tant que lecteur: qu’entendons-nous, vraiment, à la première lecture? une deuxième, plus que nécessaire. Une écoute sans terme.
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Si les traductions sont sujettes à caution, que dire alors des interprétations cinématographiques et des mises en scènes autrement plus réductrices… Il n’empêche que le film de Sydney Polack « Out of Africa », avec Meryl Streep et Robert Redford me fait toujours vibrer. Visions purement romanesques, quand il l’emmène faire un tour en avion au dessus des grands lacs africains couverts de flamands roses…so sweet…
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La perception de la réalité par les yeux d’un auteur me donne souvent l’impression qu’écrire, c’est déjà trahir une certaine forme de réalité intérieure fantasmée avec des mots, alors traduire les mots d’un autre au mieux, en collant au maximum au style et aux idées de l’auteur, doit être une tâche bien ardue !
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C’est totalement vrai. Et le titre n’était là bien sûr qu’en rappel de l’étymologie commune au verbe traduire et trahir. Ce qui est bien injuste si l’on pense à quel point le travail de traduction suppose de vrai respect, jusqu’au dépouillement de soi dans l’effacement de sa propre écriture au profit d’une autre dont on épouse le souffle et les contours.
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C’est un sujet passionnant, merci Chantal. Je constate que même la traduction peut être éminemment politique !
Je pense à Thomas Bernhard, qui disait se désintéresser totalement du destin de ses livres en dehors du monde germanophone, les qualifiant d' »autres livres que les siens ».
RV
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Ne peut-on, dès lors, considérer une traduction comme une oeuvre en-soi, quasiment indépendante de l' »original », assumant sa propre existence, vivant sa propre vie? Une ré-écriture.
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