« Premier roman »: une nouvelle de Nathalie Hégron

Tous les habitués de ce blog connaissent Nathalie Hégron. Rappelez-vous le facétieux «  Cri du kangourou » illustrant le thème des « Cafés du monde », proposé à l’atelier d’écriture de Turin, l’année dernière. Et puis vous avez lu également « Sous le papier peint », un texte empli de tendresse et d’humour, comme sait si bien les tricoter Nathalie. Elle vous offre ici une plongée dans le vécu troublé de ce couple accueillant leur fille venant de publier son premier roman…

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Premier roman

par Nathalie Hégron

Trois brefs coups de sonnette dynamiques : j’identifie instantanément ma fille aînée. Enfin, je vais savoir. Savoir pourquoi elle a écrit ce livre épouvantable. Depuis une semaine, j’ai lu les 125 pages et je suis littéralement en état de choc. Tout comme mon mari d’ailleurs. Même si à la fin du récit, il s’en sort mieux.

J’ai hésité : téléphoner et exiger des explications ? Non, sur ce terrain, je m’en remets toujours à la sagesse de mon époux. L’expérience nous a montré qu’avec cette enfant là du moins, il ne servait à rien d’être trop direct.

Exceptionnellement donc, nous n’avons pas convié ses frères et soeurs à ce repas dominical. C’est mon idée : une idée de mère qui souhaite discuter tranquillement, à cœur ouvert, éviter que ça tourne au pugilat. Et puis, la fratrie est épargnée dans ce brûlot, contrairement aux parents.

Je sonne selon le code : trois coups secs, sans respiration entre eux : c’est ainsi que dès l’arrivée, je me distingue de mes frères et sœurs. Enfin je vais savoir. Savoir ce que mes parents ont pensé de mon premier roman. Je suis impatiente, anxieuse et en même temps totalement consciente que ce comportement est idiot et puéril. J’ai beau m’être envolée du nid depuis longtemps, leur avis reste aussi important pour moi que celui du meilleur critique littéraire de Paris.

Ma mère ouvre la porte.

– Bonjour Maman, quel silence dans cette maison aujourd’hui, que se passe-t-il?

Elle me répond que cette fois-ci, je déjeunerai seule avec mes vieux parents, puis se précipite vers la cuisine. Ca sent le traquenard… mais non, mon nez et mes papilles reconnaissent immédiatement le chef d’œuvre des grands jours. Ma mère a cuisiné mon plat préféré : un canard à l’orange.

Ma fille semble surprise par mon départ un peu hâtif. Pendant que j’arrose le canard, elle traverse lentement le salon, comme si elle cherchait quelque chose. Elle finit par se diriger naturellement vers la terrasse où se trouve son père. Je fignole ce que je crois être son pêché mignon. Je crois mais après la lecture de ce livre, plus rien n’est sûr. Je me demande si je connais réellement ma fille, ses goûts. En tout cas, elle a toujours affirmé aimer ce plat et je tiens à lui montrer que je suis dans de bonnes dispositions pour dialoguer.

Nombriliste et curieuse, en traversant le salon, je regarde rapidement le coin lecture espérant y voir trôner mon roman. Invisible. J’aurai dû m’en douter, une semaine ; un délai trop court pour qu’ils aient eu le temps de le lire. Je suis déçue. Je me ressaisie : jouissons des bons moments de l’existence : un canard à l’orange, ça n’est pas tous les jours!

Je rejoins mon époux et ma fille sur la terrasse. Nous avons décidé préalablement que j’aborderais le sujet, et ce, dès l’apéritif, afin de crever l’abcès. Maintenant, je recule. Ma fille a l’air heureux, mon mari également et pour une fois, nous sommes seuls avec elle. Depuis combien de temps cela ne s’est-il pas produit? Pourquoi ne pas en profiter encore un peu?

Vingt minutes que je suis là. Je ne parviens toujours pas à aborder le sujet : mon roman. Visiblement eux non plus. Nous avons rarement énoncé autant de platitudes en si peu de temps! Je ne dois pas laisser s’installer cette atmosphère de non-dit. Je déteste ça. Courage, c’est tellement rare que nous soyons tous les trois. Cela facilitera la discussion. En même temps, la présence de mes frères et soeurs m’aurait rassurée. J’aurai moins eu l’impression d’être seule face à mes juges. Et puis après, j’aurai pu débriefer avec eux, dédramatiser. Je respire un grand coup avant de porter – le plus naturellement possible – un toast à mon roman.

Comme souvent, cette enfant me prend de court. Elle aborde toujours les sujets douloureux avec un naturel désarmant. Je tremble en levant mon verre, évite soigneusement de croiser le regard de son père et m’entends lui répondre :

– mais quelle question! Evidemment que nous l’avons lu. C’est surprenant, voire blessant que tu nous le demandes.

Je ne parviens pas à poursuivre et mon silence va finir par devenir éloquent. Je me tourne donc vers mon mari qui se raidit:

– D’ailleurs, ton père a été le premier à le lire, je n’étais pas là lorsque le facteur est passé.

Voilà maman dans toute sa splendeur. Elle se décharge de toute responsabilité sur papa qui ouvre uniquement des livres pour rêver devant les cartes géographiques… Ce botté en touche ne me dit rien qui vaille et je ne la laisserai pas se défausser ainsi. J’ai du mal à rester calme mais je suis lancée alors je mets un peu d’humour dans mes propos:

– J’ai eu des retours immédiats de mes frères et sœurs mais rien de mes géniteurs. Etonnant, non?

– Dans l’ensemble, c’est plutôt intéressant et bien construit, ton père et moi l’avons lu en entier mais je ne suis pas sûre que nous ayons bien tout compris.

En écoutant la réponse de ma mère, je sens une boule d’angoisse enfantine me remonter dans la gorge. Ils l’ont lu en entier, sans blague, n’était-ce pas la moindre des choses? Je dois rester calme si je veux qu’ils s’expliquent vraiment. Je les ai déçus mais à quelle page, quelle ligne, quel mot? J’avale douloureusement ma salive et reprends:

– Ravie que vous soyez parvenus jusqu’à la fin, c’est courageux, mais expliquez-moi ce qui d’après vous cloche dans ce livre?

Là, en tant que père et mari, je dois intervenir. Entrer dans le vif du sujet mais le plus en douceur possible. Ma femme et ma fille aînée sont vives et s’emportent facilement pour des broutilles. Mais aujourd’hui c’est du sérieux, alors, je pose une main apaisante sur celle de ma fille et je commence :

– Ma chérie, tu te doutes bien qu’un livre où l’héroïne tue sa maman en la torturant atrocement pendant seize pages n’est pas sans effet sur la mère de l’auteur? Tous ces meurtres ne peuvent qu’inquiéter les parents que nous sommes. Nous nous demandons d’où vient toute cette agressivité, ce besoin de sang et ces descriptions violentes, ce goût pour le morbide.

– M’enfin, il s’agit d’un polar! Vous lisez bien les journaux, ils sont remplis de faits divers horribles, non? Vous savez bien que le monde ne se limite pas à cette terrasse !

– Oui, mais de là à me tuer-moi… tout de même…

– mais maman, tu es toujours vivante que je sache! C’est de la fiction! Je voulais écrire un polar avec un personnage serial killer femme pour changer. J’avais envie que le lecteur en refermant le livre soit rassuré par le dénouement condamnant la meurtrière, mais sans pour autant oublier la barbarie dont est capable l’être humain. Voilà, j’ai imaginé le crime le plus atroce possible à mes yeux : tuez sa propre mère. En fait maman, tu devrais lire cela comme une preuve d’amour!

Là, je tombe dans les bras de ma fille, mon bébé si compliqué qui ne sait pas dire les choses simplement. Avait-elle besoin d’écrire et publier ce livre pour me dire combien je compte?

Mon mari me regarde étrangement, comme absent de ce formidable moment. D’accord, je me suis montée la tête, et je l’ai un peu influencé mais en allant au fond des choses, j’ai entendu ce que je voulais entendre depuis si longtemps.

Mon père a retiré sa main et regarde ailleurs, perdu dans ses pensées, tandis que ma mère m’étouffe de ses bras. Ouf, dans l’ensemble, je me tire bien de ce quiproquo. Je n’avais pas mesuré le degré d’égocentrisme de ma mère. Enfin ma pirouette me donne à réfléchir. Peut-être avais-je besoin de tuer littéralement ma mère pour enfin voler librement de mes propres ailes? Allons, je suis soulagée et je n’en apprécierai que mieux son délicieux canard.

Et voilà, je m’écarte et ma femme tombe dans les bras de notre fille. Tout est réglé pour elles. Une fois de plus, j’ai su arrondir les angles. Elles repartent ensemble vers la cuisine, me laissant seul avec un étrange goût d’amertume dans la bouche. Amertume que le meilleur des canards à l’orange ne saurait effacer. Parce que si j’ai bien compris, ce meurtre est une preuve d’amour. Mais moi de ce roman, j’en sors vivant…

Nathalie Hegron

7 commentaires sur “« Premier roman »: une nouvelle de Nathalie Hégron

  1. J’adore ce texte et le passage fluide d’une voix à l’autre qui fait qu’on se retrouve assis à la même table que ce trio !
    Bravo Nathalie !!!
    Kiki 🙂
    (PS, j’avais adoré aussi le cri du kangourou et les graffitis sous le papiers peints ! Je dis donc Bravi !!!)

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  2. Chère Nathalie,
    !exquisito cuento ì
    Je te retrouve dans la finesse de ton regard sur le monde …et ton humour noir. J’ aime ce trio (+1) infernal …presque triangle dramatique par roman interposé …Pauvre père frustré…allez un effort Nathalie……
    Qui sera ta prochaine victime ..serial killer..?
    Avec toute ma tendresse,
    PILAR

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  3. Merci Posuto – dont je me délecte de l’humour au travers de l’énigme du samedi de notre espiègle bloggeuse – et Leila pour vos retours positifs!
    Et oui, Pilar, je me rends compte à présent que mon inconscient a dû mouliner sec autour de ce triangle dramatique que tu m’as si bien expliqué un soir de novembre…

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  4. Bravissima, tu imprimes « noir »sur blanc les liens de famille que tu ne voudrais en aucun cas perdre. Quelle intimité, délicatesse et pudeur de sentiments tout en jouant l’humoriste….

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