Le boulanger français de Chengdu: une révolte contre l’incoercible besoin de Dieu?

Dans le chapitre 10 de mon dernier livre (Le boulanger français de Chengdu , qui vient de paraître aux Editions Aréopage), le héros, Vincent Marot, étudiant à Oxford dans les années 80, rencontre l’intolérance religieuse au cours de sa vie ordinaire: cette forme d’intolérance qu’on croyait si bien reléguée en ces temps lointains où l’obscurantisme faisait loi et dont l’Affaire Salman Rushdie a été l’indice le plus visible! Mais personne ou si peu de gens formulent alors ce qui deviendra une menace planétaire. Dans les pages reproduites ci-dessous, Vincent est indigné par l’indifférence des foules devant la fatwa lancée à l’égard d’un écrivain contraint de vivre terré. Il s’indigne aussi devant l’incoercible  » besoin de dieu »…

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-10-

 

La tentation était grande, dans la chaleur étouffante du plein été, de céder à la fascination de la nuit. Quelques obsessions morbides précipitent l’époque dans la fresque contemporaine de la « Divine comédie ». En fait comme toujours, deux mondes cohabitent dans la canicule d’août 89, celui des lumières solaires aveuglantes où l’on se baigne nus aux fontaines urbaines, éclaboussant les passants intimidés, celui de la nuit sombre et encore lourde des chaleurs du jour où la peur cherche à vous rattraper. Vincent pense à l’écrivain qui se cache. En plein vingtième siècle. « Cette mort là elle ne lui plaisait pas du tout et puis voilà. Rien à dire. Il faudrait bien qu’il se résigne à accepter son croupissement et sa détresse. »

Déjà Céline en son temps, se lamente Vincent, à haute voix. Devant l’absurde de la guerre ! Devant l’absurde tout court de la société telle qu’elle apparaît à la conscience du voyageur noctambule. Céline, écrivain maudit. Céline, toujours approché. Séduction et répulsion!

-Oui, s’il faut mettre à mort tous les bouffons, poursuit-il avec cette véhémence qui l’embrase parfois soudainement et laisse ses interlocuteurs interdits, s’il faut s’acharner sur tous les pitres, tous les auteurs de satires, tous les écrivains qui écrivent ce qu’ils ont envie d’écrire quel que soit l’objet de leur désir d’écrire, s’il faut exterminer tous les passants qui passent avec un livre interdit dans la main, tous les passants qui rient d’avoir lu la prose déclarée sacrilège, tous les passants qui s’indignent de devoir accepter ces dictats, tous les passants qui ont réagi à cette abomination…

Il marque une pause. Puis il enchaîne, comme à bout d’exaspération :

-Mais y a-t-il tant de passants qui passent un livre interdit à la main, de passants qui s’indignent, de passants qui réagissent ? Rue de Reading, autour de nous, qui s’est indigné ? Qui s’est senti soudain concerné par l’organisation du monde ? Qui en a senti la nouvelle pulsation ? Le plus grand nombre ne réagit pas, accepte, pense qu’il n’est pas d’autre loi que cette acceptation passive. Tout contraint à l’acceptation de l’inacceptable, le sida, le sexe mutilé par le virus mortel, la force aux yeux crevés de l’obscurantisme né du plus lointain passé des hommes épouvantés, la puissance des marchands d’armes, l’identité palestinienne bafouée, l’antisémitisme tapi dans les mémoires occidentales, l’impossible dialogue irlandais, le racisme, l’Afrique colonisée, décolonisée, recolonisée sans discernement par la surenchère du développement, le reniement des traditions, l’oubli des gestes de survie, l’oubli du legs de la parole, la folie charismatique des leaders inspirés, totalement ivres d’incantations, déifiés par les foules adorantes, ces mêmes foules qui vénèrent les stars du show biz, délire des foules hurlantes, des foules galvanisées, manipulées, saoulées d’images et de bruit, des foules qui s’avancent le fusil à la main, et des enfants à qui on apprend la guerre, la mort. Tout contraint à accepter pour survivre encore un peu, pour respirer encore un peu de cet air irrespirable sur cette terre qu’on démolit, qu’on pille et qu’on asphyxie.

Pour gagner ces quelques secondes de survie, on sacrifie tout, dit encore Vincent. Et il faut le dire. Avant de pouvoir et de savoir l’écrire. Ce « tout » qui fait la différence. Autrefois, on aurait dit quelque chose comme l’âme. Quelque chose comme la conscience d’une autre face de l’univers. Comment exprimer ce « tout », qu’on sacrifie, sans emprunter le « déjà-dit« , le « déjà écrit » à connotation morale, religieuse ou scientifique ? Quelque chose qui s’apparenterait à la pulsion première et fondamentale de vie, de perpétuation de la vie qui contient en soi la notion de respect, le respect inaltérable de la vie, du vivant, de l’homme vivant en face de soi, de l’homme mort aussi pour la vie qu’il a transmise, la trace qu’il a laissée, son passage, la gravure, l’empreinte émouvante de son pas, de sa main sur la paroi, le souffle, le rythme, la force irrésistible du vivant, la danse et la musique, l’écriture.

Pourquoi a-t-on besoin de Dieu quand l’homme est là devant soi, ajoute-t-il ? Tant que le besoin de Dieu sera, -et que les croyants me pardonnent d’être à ce point iconoclaste !- ce besoin torturant, avec ses pratiques requérant l’adoration, la récompense, le sacrifice, la crainte, la foi, la foi, la foi légitime et fondatrice, aveugle et lumineuse, tueuse de raison, oublieuse des différences, inventeuse et menteuse de sens, tant que le besoin de Dieu sera, et son corollaire, l’intolérance athée, ignorante du geste sacré des quotidiens ordinaires, inflexible et rouge, persécutrice des enracinements, effrénée d’ordre et de logique geôlière, tant que ce besoin ne se sera de lui-même tari, nous ne comprendrons jamais que nous sommes nous-mêmes cet absolu que nous cherchons. Que l’autre est miroir de soi, double unique. Que l’on se tue en tuant l’autre, au nom de la guerre sainte, au nom de rien, surtout pas d’un père, ni de ce fils soldat, tué, abandonné, n’importe quand et n’importe où. Corps sans vie et sans sépulture, allongé sur cette étendue sèche, n’importe où et n’importe quand, sur la terre infinie et totalement exsangue. »

8 commentaires sur “Le boulanger français de Chengdu: une révolte contre l’incoercible besoin de Dieu?

  1. Un des mes passages préférés de ce livre (et il y en a !) !!!
    De plus, il est loin d’être anodin, dans cette actualité de la laïcité « positive » (ou laïcité « croyante » ? je ne sais plus…).
    Kiki 🙂

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  2. Chantal

    « Tant que le besoin de Dieu sera, -et que les croyants me pardonnent d’être à ce point iconoclaste !- ce besoin torturant, avec ses pratiques requérant l’adoration, la récompense, le sacrifice, la crainte, la foi, la foi, la foi légitime et fondatrice, aveugle et lumineuse, tueuse de raison, oublieuse des différences, inventeuse et menteuse de sens, tant que le besoin de Dieu sera, et son corollaire, l’intolérance athée, ignorante du geste sacré des quotidiens ordinaires, inflexible et rouge, persécutrice des enracinements, effrénée d’ordre et de logique geôlière, tant que ce besoin ne se sera de lui-même tari, nous ne comprendrons jamais que nous sommes nous-mêmes cet absolu que nous cherchons ». Vivement sa lecture.

    Quel souffle!

    Pierre R. Chantelois

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  3. Un des grands plaisirs de la lecture consiste à découvrir au détour d’une phrase une pensée qui nous habite et nous taraude sans que nous n’arrivions à la formuler avec des mots.
    « Tant que le besoin de Dieu sera […] nous ne comprendrons jamais que nous sommes nous-mêmes cet absolu que nous cherchons. »
    Merci Chantal! J’imagine que l’on trouve cet ouvrage dans toutes les bonnes librairies?

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  4. Bonjour,

    Croisé par hasard sur internet, ce Vincent Marot là, homonyme, me plait bien. Vous le saluerez de ma part !
    Cette rencontre fortuite m’aura permis de découvrir l’existence de votre livre, et de ses commentaires élogieux. J’irai l’acheter, et le lirai, pour faire plus ample connaissance.

    Vincent Marot

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