Le loup noir
Françoise Payot
La maison craque comme la carcasse d’un vieux navire lorsqu’elle claque la porte et sort dans la nuit. La brume tombe sur elle dans sa voilure étrange et mauve. Elle frissonne tout en imaginant les pages (qu’elle avait rageusement jetées au travers de la pièce), poursuivre leur chemin vers le sol. Décidément, elle n’arrivait pas à écrire ce maudit article sur ce sujet soi-disant « si passionnant », qui la gonflait, gonflait et gonflait !.. Et le patron qui allait râler, ou pire, dans sa légendaire lenteur savamment calculée, se décider à lever sur elle son « terrific et famous » regard pic à glace (de celui qui n’ose pas imaginer qu’elle pourrait commencer à le décevoir) !…
Oh ! Elle t’en ferait de la pâtée à chat de celui-là, de la pâtée à chat. Ses talons rythmaient le trottoir de sa rage. Elle aurait voulu qu’ils le marquent de petits trous féroces. Elle imaginait cette jouissance…Foutue journée, mal barrée dès le départ. A peine sortie d’un mauvais sommeil, elle avait commencé grave, en panne de cigarettes, à tirer sur un mégot de la veille. Elle avait senti le contact sale de la cendre sur ses doigts et le goût âcre dans la bouche…comme un présage…A peine habillée, elle s’était précipitée au bar-tabac du quartier et puis, bien sûr, elle avait fumé, fumé et fumé jusqu’au vertige, l’anéantissement, dans l’attente d’une délivrance qui ne viendrait pas. Suit logique, la journée avait longuement, poisseusement chaviré jusqu’au naufrage final, l’inéluctable « crise de boulimie ».
Elle n’en finissait pas de faire le compte et le décompte de ce que dans son exaspération, elle avait ingurgité. Le début avait été plutôt soft, le thé chez Madame la Marquise, petit doigt élégamment relevé sur la jolie tasse de porcelaine anglaise à petites fleurs roses, une pomme verte (tout juste si elle ne l’avait pas pesée !…), un yaourt 0%, mais inutile de faire semblant de l’ignorer, la bête était bien là, tapie dans l’ombre, prête à dévorer tout ce qui lui passait sous le nez,…un immonde mélange de sardines à l’huile, chocolat, bananes, camembert, confiture de fraises, cacahuètes…horreur, elle avait oublié les cacahuètes… ! Elle se haïssait, se haïssait d’une force !…
Le suicide la guettait, l’accablement outrepassait ses droits. Demain, elle serait « malade, complètement malade » (Pour une fois, les paroles de ce stupide refrain lui parurent d’un quelconque intérêt !). Volets fermés, téléphone décroché, porte verrouillée, elle resterait ensevelie sous sa couette…Les astres eux-mêmes en profitaient pour dégringoler jusque dans la rue, la nuit manigançait à l’attirer dans ses tentacules doucereuses et les rêves s’obstinaient à rester crochetés à quelque étoile depuis longtemps éteinte…
A propos de rêve,…elle sursauta. Le cauchemar qui l’avait réveillée de si méchante humeur lui revint d’un seul coup dans sa monstrueuse signification : le grand-père, oui le grand-père, SON grand-père, l’article possessif lui parut incongru, celui dont elle ne connaissait que LA seule phrase sempiternellement répétée : « Il est mort des suites de la guerre de 14 », et à la question qui suivait LA seule réponse : « Il a été gazé », ce pauvre grand-père qui avait eu le tort de rentrer, lui, de la guerre, elles l’avaient empoisonné, les trois louves, elles l’avaient sournoisement empoisonné, la tante, la grand-tante avaient embobiné l’épouse, pas de taille…
Enfin elles régnaient sur la famille et les deux enfants mâles qui avaient eu l’audace d’y n’aître.
La lumière des bars clignotait, l’invitant à entrer. La tentation était forte de couler encore plus bas, de se laisser glisser jusque dans la solution finale (cesser définitivement ces petits efforts dérisoires pour survivre « dignement » – de qui se moquait-on ?- elle se mordit la lèvre dans un sourire mauvais), se finir au whisky dans les bras d’un clochard ou qui sait du Prince Charmant sur son beau cheval blanc ?
Non, elle savait bien qui l’attendrait au cœur des enfers avec l’admirable patience du chasseur pour son gibier préféré (que l’on nomme communément l’amour) et ce sourire…Ah ! Ce sourire…
Contrairement à ses contemporains (des pantins mystifiés par tout ce qui clinque), elle croyait au diable, dont, pensait-elle, c’était la plus fine des stratégies de faire croire qu’il n’existe pas.
Sa révolte soudainement faisait volte-face, avait accepté de changer d’objet. Non, il n’aurait pas sa peau ! Pas plus ce soir, qu’un autre soir. Jamais !…
La nuit, elle aussi, baissa les armes, étiolant son venin jusqu’à la transparence…Le jour reviendrait dans sa pâle innocence.
Il fallait maintenant renoncer à la plénitude de l’engloutissement. Accepter d’avoir frôlé l’ivresse de l’abîme. Aller vomir dans le fleuve, qui dans son bondissement joyeux vers la mer, lui pardonnerait cette offense. Car il lui pardonnerait. De cela, au moins, elle était sure.
« Mystère
Un bain tout rose
Parmi les papyrus
et la vie reprend
son étrange opéra »
Elle rentrerait tranquillement chez elle, se coulerait un bain.
Elle appellerait l’Ange de l’Eau.
Il lui donnerait la délivrance.
Elle ramasserait les feuilles éparpillées dans la pièce, cent fois sur le métier remettrait son ouvrage…
Elle remarqua tout à coup que les passants la croisaient en souriant parfois avec une certaine ironie et oui, se retournaient même sur son passage. « Ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule » ? Ai-je l’air aussi décalquée que je le suis ? se dit-elle avec toutefois un brin d’inquiétude .
Elle porte instinctivement la main à son visage, pour vérifier…Oh ! La honte ! Dans sa dérive, elle avait oublié d’enlever le loup noir qu’elle portait rituellement, le soir, pour écrire !
illustrations: la collection célèbre
J’aime bien le coup des talons qui claquent rageusement. Maintenant, j’écouterai le pas de mes contemporaines d’une autre oreille…
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Chute inattendue, comme tous les virages de ce texte. Une sacrée personnalité !
Kiki 🙂
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Attrait maléfique du roman noir, sous forme de nouvelle, spleen dépressif, angoisses à répétition. La bipolarité semble toujours être une source d’inspiration pour nombre d’entre nous. Bizarre.
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