Chronique d’un atelier(5): »L’aiguille » par Gérard Jacquemin

En montagne, certains lieux gardent l’empreinte du passage des hommes et sacralisent le temps de ce passage. Comme s’ils empruntaient une fraction de seconde à notre vie terrestre pour la rendre à l’éternité…

aiguille.1187010559.jpg

Le texte que vous allez lire a été écrit par quelqu’un que les lecteurs des blogs.lemonde.fr connaissent bien: Il s’agit de l’auteur des Jalons du temps, Gérard Jacquemin, alias Totem . En envoyant cette nouvelle illustrant le thème de l’empreinte, il permet à l’atelier de Denezières une navigation à travers le monde, comme l’avait fait Christine Jeanney, ou Kiki, la chroniqueuse du blog Posuto avec son texte « le chat de Béthune « .

Je vous laisse à la belle écriture mesurée, retenue, régulière, de Gérard Jacquemin, à sa narration d’une ascension lente, laborieuse mais combien envoûtante où chaque détail compte, jusqu’à…

Mais lisez plutôt.

L’aiguille

par Gérard Jacquemin

 

Juillet, les marcheurs sont nombreux sur le chemin qui mène au refuge. D’un creuset de verdure, le vallon s’élance vers les arêtes de granit ocre encore parsemées de névés. Du glacier, descendent mille sources qui s’écoulent sur des rochers moussus puis disparaissent sous les éboulis des moraines laissées là par le recul glaciaire. Plus bas, l’eau cascade par-dessus les barres rocheuses, son chant s’amplifie au fond de la combe, on aperçoit des parterres de gentianes et de chardons bleus; la digitale porte haut ses clochettes vénéneuses au dessus des grandes fétuques. Les choucas, de vols planés en piqués vertigineux atterrissent en criant sur les chaos morainiques qui bordent le sentier.

Au beau milieu du cirque, une pyramide s’élance vers le ciel, elle culmine six cents mètres au-dessus du refuge que l’on aperçoit maintenant clairement à sa base; antécime de l’arête principale, sa pointe sommitale est constituée d’une fine aiguille granitique qui se détache sur le ciel bleu.

Au détour du sentier deux hommes se sont arrêtés. Celui qui vient de poser son sac regarde en l’air examinant les dalles lisses de l’aiguille. II a le visage halé et la tempe grisonnante. II connaît bien les lieux. II se souvient qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, il grimpait avec des cordes de chanvre, chaussé de gros brodequins aux semelles cloutées ou d’espadrilles de corde. L’hiver, les skieurs remontaient les pentes en portant leurs skis sur le dos. La montagne était encore vierge. C’était l’époque des grandes découvertes, de nombreux sommets alpins restaient invaincus par leurs voies les plus difficiles.

L’autre, plus jeune, s’est assis sur un rocher et grignote quelques fruits secs. II a le cheveu raide et épais, sa nuque est musclée son torse bronzé.

La brise fraîchit comme souvent en fin d’après-midi à cette altitude, il n’a pas froid, il a quitté son tee­shirt mouillé de sueur et le met à sécher au soleil. Sur le dessus de son sac s’enroulent les anneaux d’un écheveau de corde en nylon rouge.

La chaleur, accumulée sur ce versant sud, provoque l’apparition de légers cumulus. Échevelés et en désordre, ils montent à l’assaut des parois et des cheminées, courent par-dessus les crevasses. Au gré des vents, ils se donnent rendez-vous sur les sommets qu’ils masquent bientôt de leur blancheur pommelée.

-Beau temps pour demain, dit l’ancien sans quitter l’aiguille des yeux.

-Tu crois qu’il y aura du monde au refuge ?

Le jeune homme frissonne, l’immense flèche de rocher est encore visible, les nuages s’effilochent sur ses a-pics. La lumière décline, l’ombre dessine les fissures, habillant les parois de nouveaux reliefs.

– On verra, allez en route ! Encore une heure jusqu’au refuge.

L’ombre envahit dans le vallon. Dans l’échancrure de l’étroit défiler, un voile bleuté et lumineux éclaire le fond de la vallée juste avant le couché du soleil, le jaune des champs fauchés alterne avec le vert des prés en herbe. On devine le torrent couleur turquoise et la petite route qui serpente à flanc de pierrier. L’instant s’abandonne entre la fraîcheur vespérale et le souvenir d’une journée d’été. Là-haut sur les glaciers, le gel nocturne prépare son lit, les ruisseaux se font moins bruyants et la marmotte s’empresse à l’entrée de son terrier.

Ployant sous le poids des sacs, les deux hommes arrivent sur la terrasse du refuge. La face Sud de l’aiguille dresse sa masse énorme au-dessus de la modeste construction de pierre. Les cris des choucas résonnent étrangement, on entend au loin le claquement sec des pierres qui dévalent les parois.

Une lampe à gaz diffuse sa lumière blanche sur la tablette à réchaud, le jeune homme hume le contenu d’une casserole au fumet appétissant. Chacun pense à se restaurer convenablement, le thé, la soupe ou la goûte de gnôle réchauffent les corps et les esprits. Le soir au refuge, on parle d’itinéraires, de voies, de fissures, de cheminées. Les cartes sont dépliées, on consulte les topo­guides. Le gardien du refuge est mis à contribution, on prépare les sacs, les pitons et les mousquetons tintent, les écheveaux de cordes s’alignent sur les râteliers à côté des piolets et des crampons à glace. Des odeurs de soupe, de cuir et de sueur, se mêlent en un bouquet parfumé de tabacs.

Dehors, un vent froid descend des cimes, la nuit en montagne rend toute chose inquiétante, des blocs de la taille d’une maison entourent le refuge et semblent d’énormes créatures sombres prêtes à vous engloutir.

Nuit sans lune, seule la voie lactée balise les contours des sommets plongés dans l’obscurité, invisibles mais étrangement proches. Le chant de l’eau s’est tu, le vent siffle dans les haubans de l’antenne radio, c’est à peine si l’on entend le murmure du torrent au fond de la vallée.

Suspendu au pied d’obscures parois, le refuge semble flotter sur un océan de nuit, seuls les lumignons des lampes à gaz attestent de la présence humaine. Qu’est ce qui relie en cet instant, la marmotte, le chamois, le lagopède ou le lièvre variable à cette poignée d’alpinistes qui ne pensent qu’au lendemain ? Endormis sur les bas flancs, bien au chaud sous leurs couvertures, à quoi rêvent ces hommes ambitieux, assoiffés de conquêtes ?

Dans la nuit sombre, le gel gonfle l’eau dans les fissures, façonne les rochers. Le vent court dans les couloirs et chasse la neige en corniches aériennes. Le glacier s’écoule, inlassable sculpteur de montagnes, il creuse ses séracs dans un dédale de crevasses insondables.

Rêves d’abîmes survolés, de neiges immaculées que la trace du grimpeur parafe d’une nuée de cristaux étincelants. L’air vif enivre, l’effort se nourrit de félicité. La montagne après la chute de neige dévoile ses trésors : Le skieur, minuscule errant dans l’immensité gelée, semble dans sa glissade orchestrer l’instant de sa trace vaporeuse.

Quand plus rien n’existe que le firmament lumineux, l’alpiniste oublie les dangers que l’hiver a forgé, l’avalanche est toujours là, et bien après être née en coulant, elle meurt en fondant.

L’aube est encore loin, vous rêvez que le gardien vient vous secouer, non ce n’est pas un rêve.

– Debout il est quatre heures !

Dans la chaude intimité des couvertures, le corps ne veut pas bouger, l’esprit ne veut pas croire… Les chimères bercent encore les sens engourdis.

Le jeune homme dort encore du sommeil lourd et oublieux qu’ont les enfants, son réveil est comme une renaissance. Les secondes passent, il tente de garder encore au plus profond de son être cette béatitude qui fait de l’éveil un instant de délice. Le bruit des préparatifs, le ronflement des réchauds, l’odeur du thé, les bruits des pieds qui traînent… Le sommeil reflue, laissant les images de la veille revenir… Les gentianes et les choucas, les sources, la montée sous le soleil. Debout ! L’aventure attend au seuil du refuge.

La marche d’approche dans la nuit froide s’est déroulée sans encombre. Ayant contourné la base de l’aiguille les deux hommes, une fois encordés, commencent l’escalade dans la pénombre. Un nouveau jour s’annonce, les étoiles pâlissent. Un courant d’air vif descend des hauteurs, les doigts s’engourdissent sur le granit froid, mais bientôt l’effort échauffe les muscles et passée la première appréhension, les alpinistes s’élèvent rapidement dans la face Est sur des dalles peu inclinées au rocher franc.

Le jeune homme grimpe en second. Son corps se délie progressivement. Au relais, il s’étire et fait jouer ses articulations, il a tout loisir de contempler le jour qui se lève derrière les crêtes effilées qui ferment le vallon. Son esprit, bien que vigilant, est encore engourdi par cette nuit trop courte peuplée de rêves. Une sorte de paresse le retient encore. Son tempérament peut s’affirmer, trop parfois, il ne possède pas encore cette force de caractère, cette patience, cette sagesse qui permet de prendre l’ascendant sur ses semblables par la seule raison de l’âme. A cette heure matinale il se complaît dans l’admiration du paysage et goûte le moment présent. II laisse filer la corde du premier de cordée qui grimpe rapidement.

La paroi se redresse en surplombs vertigineux, mais une succession de vires inclinées permet de rejoindre la face Sud par une longue traversée. Débouchant sur ce versant, les deux hommes arrivent à la base d’une cheminée verticale encombrée de gros blocs coincés, et à l’aplomb du refuge dont la toiture d’aluminium reluit dans l’obscurité qui enveloppe le pied de la paroi deux cent mètres plus bas. La vue à cette altitude s’élargit, on découvre vers le Sud une multitude d’horizons bleutés dans un entrelacs de pics illuminés par le soleil levant, ou encore dans l’ombre glacée des lambeaux de la nuit.

La progression dans la cheminée est plus difficile, verticale, parfois surplombante, son ascension nécessite force musculaire et imagination. Prises de main fragiles, appuis de pied inexistants, il faut parfois ramper par opposition du dos et des membres sur les deux bords d’une large fissure. L’avancement s’apparente ici à la progression du lézard sur un mur. Les relais se succèdent, les deux hommes gagnent rapidement de l’altitude alors que l’ombre satisfait à l’envie d’un soleil généreux.

C’est en pleine lumière que les alpinistes parviennent sous un énorme bloc de rocher qui obstrue complètement le fond de la cheminée.

Arrimés au relais, ils soufflent. Une chaleur réconfortante irrigue leurs doigts gourds et griffés par le rocher. La montagne resplendit dans la clarté éblouissante du petit matin. La nature s’éveille, les choucas ont repris leurs vols planés, défiant les abîmes et moquant de leurs cris stridents ces acrobates agrippés au bord des précipices.

D’un commun accord et face à la difficulté, ils décident que le jeune homme tentera le premier de franchir l’obstacle. Juste au-dessus d’eux, la cheminée s’ouvre sur un dièdre de dalles lisses d’une dizaine de mètres. En glissant ses doigts dans la mince fissure centrale, et par opposition des pieds, il atteint rapidement la base du rocher; là, un toit de granit jaune surplombant d’un bon mètre sa position, lui ferme l’accès vers le haut. Le jeune homme doit trouver une prise de main assez résistante à l’extrémité du toit, lâcher ses appuis de pieds et se hisser à la force des bras sur le bloc. La manoeuvre est délicate, le mouvement crucial étant de se lancer dans le vide sur ses seules prises de mains, un rétablissement rapide et énergique lui permettra de reprendre pied sur le rocher. Un piton planté en haut du dièdre offre un excellent point d’assurance, le jeune homme s’y est rapidement accroché et reprend son souffle en examinant l’obstacle. II se concentre, sa décision doit être rapide ses gestes calculés, trop d’hésitation et les muscles tétanisent sous l’effort immobile.

– Assure Sec!

D’un coup de rein, il projette son corps vers le vide et saisit de sa main gauche une prise franche légèrement inversée; le corps tendu, il lâche l’appui des pieds alors que sa main droite se jette plus haut et tente d’agripper une invisible accroche sur le dessus du bloc. Secondes de voltige, il grimace sous l’effort, ses doigts fouillent, cherchent l’adhérence sur les aspérités granitiques; balançant ses jambes, il parvient dans un ultime effort à se rétablir sur le bloc

– Ça y est, crie-t-il, dans un souffle. II a disparu aux yeux de son compagnon qui laisse filer la corde.

-Relais!

La voix du jeune homme résonne dans le vide, il trouve un becquet rocheux, y passe un anneau de corde et s’arrime dessus. Sa position est presque confortable, le dessus du bloc est plat, il peut s’asseoir et solidement ancré au rocher assurer son aîné.

Ils sont maintenant très hauts sur l’aiguille, au dessus d’abîmes vertigineux. Le refuge, minuscule, n’est plus qu’un petit point brillant. Dans la vallée, l’ombre se soumet à la lumière, les sommets étincellent dans un ciel limpide. Installé sur son promontoire, le jeune homme savoure l’instant alors que son compagnon de cordée se prépare à l’assaut du surplomb.

A son tour, le second de cordée a franchi l’obstacle, ils se regroupent sur le bloc. Amarrés au relais, un peu à l’étroit, ils examinent les difficultés à venir.

L’aîné regardant sa montre.

-Bientôt neuf heures, nous aurons tout le temps de sortir de la voie avant midi. -II commence à faire chaud.

Le jeune homme quitte son pull-over et fouille dans son sac, il tend un sachet à son compagnon,

-Tu veux des raisins secs ?

– Non merci, puis regardant vers le haut,

– On arrive sur les dalles, je ne me souviens plus très bien de l’itinéraire à cet endroit.

Au-dessus d’eux la cheminée prend fin et débouche sur une grande dalle très inclinée parcourue de cannelures irrégulières, point de jonction des versants Sud et Est. L’érosion a creusé la pierre de profondes rigoles, les prises y sont nombreuses, le plus souvent arrondies et dans le sens de la pente. Le passage est très exposé, il se situe à l’aplomb d’un abîme impressionnant surplombant la face Est qui s’échappe d’un jet quatre cent mètres plus bas sur les pierriers qu’ils ont remontés très tôt ce matin.

-Tu continues en tête ?

– OK d’accord.

C’est avec entrain que le jeune homme reprend l’ascension.

En utilisant ces profondes cannelures il monte rapidement, mais la progression est malaisée, des contorsions des pieds et des mains rendent chaque point d’appui inconfortable, il faut avancer en zigzag choisir le meilleur rocher. II s’est déjà élevé d’une vingtaine de mètres lorsque son compagnon le hèle pour l’avertir qu’il s’écarte de l’itinéraire normal, en effet il doit revenir sur le côté Sud de l’arête. Le jeune homme réalisant son erreur, aperçoit juste au-dessus de lui une lame de rocher, il pourra y fixer la corde pour descendre et ainsi revenir sur la bonne voie. Un anneau de corde est déjà passé autour du bloc, sans doute laissé là par un prédécesseur lui aussi abusé. II éprouve rapidement la solidité de l’anneau, s’amarre sur lui; son compagnon arrimé au relais s’est déjà détaché pour libérer leur unique corde; il avale rapidement les anneaux puis l’ancre à double sur ce relais tout trouvé. Ses gestes sont rapides et sûrs. II enroule le rappel et entame la descente de la dalle en se laissant glisser le long de la corde… Le cri aigu d’un choucas résonne dans l’abîme.

Fallait-il qu’il s’empresse de la sorte ? Pourquoi a t-il utilisé ce vieil anneau de corde? Au moment où son regard rencontre celui de son compagnon effaré, c’en est fini, il tombe…

Crédit photographique Jean-Baptiste Strobel: illustration proposée par l’auteur.

 

 

 

 

8 commentaires sur “Chronique d’un atelier(5): »L’aiguille » par Gérard Jacquemin

  1. Décor bien planté, ambiance évoquant des souvenirs aux marcheurs et grimpeurs, (courtes nuits réparatrices, fruits secs, lever tôt, choucas, etc), grandeur des paysages de montagne : un récit plein de suspens avec une chute finale vertigineuse… BRAVO!

    J’aime

  2. Chantal

    Pour ma part, j’ai remarqué la progression de la phrase en symbiose avec la progression de la montagne. Progression haletante. En début facile, l’ascension se termine dans la douleur d’une terrible chute. Le tout mené avec un rythme efficace. Au-delà de la littérature et de sa technique, il y a un beau témoignage. Cette amitié flottera à jamais d’un versant à l’autre de cette montagne, escaladée avec courage, dont le Sud fait découvrir « une multitude d’horizons bleutés dans un entrelacs de pics illuminés par le soleil levant ».

    Pierre R. Chantelois

    J’aime

  3. Très ému par les commentaires ci dessus et puisque que « nommer c’est , choisir », comme l’a si judicieusement proposé Chantal dans sa dernière note, je dois donc la vérité au lecteur et cesse dès lors de me dissimuler derrière la pudeur de l’apprentis écrivain.
    Juillet, c’est en 1979. le vieil homme a 54 ans, c’est mon père, le jeune en a 19, c’est mon deuxième frère cadet.
    Sept années auparavant, à l’âge de 17 ans, j’effectuais la même ascension, la même aiguille par la même voie d’escalade, la voie Boel, (du nom de l’un des premiers ascensionistes) avec le père alors âgé de 47 ans. C’est donc en connaissance de cause que j’ai écrit la fin dramatique de mon jeune frère sous les yeux du père. L’écriture, ici, contribue au travail de deuil mais n’effaçe pas les cicatrices de l’âme, on en lit encore les empreintes.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s