Cafés Fibonacci
Écran 21
Le matin du 29 janvier 2007 à Pise au Café Fibonacci .
La salle est calme, les rares clients lisent, silencieux, les nouvelles du jour dans la Repubblica ou dans Il Corriere Toscano. Pages sportives : Un des titres attire mon attention:
Calcio.Pariggi : Le PSG Contre Sochaux : 0/0
« La frustration est grande, immense. Les supporters ont été filtrés, contrôlés, filmés. Ce qui a permis un match et un après-match sans incidents. La violence semble avoir disparu, du moins avoir été contrôlée dans la tribune Boulogne et dans le quartier autour du stade. Marc Lamour, dont la mission est de faire disparaître cette violence dans les stades, a félicité l´ensemble des services policiers, administratifs et sociaux pour la réussite des mesures prises. En Italie la violence a encore fait hier un mort et plusieurs blessés, après un match de 3e division. À quand un Marc Lamour italien pour prendre les mesures efficaces ? »
Les rayons de soleil encore timides allument les guirlandes encore accrochées autour du grand miroir qui me fait face. Il reflète à son tour les portiques de la place et le va-et-vient des passants. Les murs sont lambrissés d´un bois rustique et vieilli par les ans et par tant de conversations savantes, passionnées, hurlantes et fumantes, sombres, drôles et désespérées parfois. Tant de pieds, tant de coudes, ont glissé négligemment ! Tant de passages de clients qui se sont assis, qui se sont faufilés entre les tables et les décors boisés laissent une trace imperceptible, qui répétée, répétée donnent aux lambris cette présence, cette belle texture !
Le garçon de café pose le cappuccino moussant devant moi. Aujourd´hui je respire comme un parfum de cannelle, de crème ambrée, de loukoums à la rose et je me laisse bercer par une douce mélodie italienne :
« Margherita adesso è mia… è mia…è mia… »
L´image du chanteur anime l´écran vidéo placé derrière la caisse.
Écran 34
Mon ami de Pise c´est Ali Mohamed Ben Musa, il m’a rejoint au Café Fibonacci
– Pascual, je vais te faire quelques confidences. Pour moi et pour ma famille, cette ville est la plus belle d´Italie. Et ceci, depuis des générations . Parce que, vois-tu, c´est la ville de Leonardo Fibonacci dont tu peux admirer le portrait accroché là, dans cette salle.
– Ah ! ?
En effet, je m´approche et lis la petite plaque dorée sur le cadre « Leonardo Fibonacci, Pise 1170-1245 ». Sur ce portrait, le jeune homme porte une coiffe en étoffe rouge, savamment pliée, dont le pan gauche retombe sur le côté du visage, jusqu´à l´épaule. Le front haut, les pommettes rondes et saillantes, le large regard limpide accompagnent un sourire doux et un peu espiègle. Enfin, un beau menton en fesses d´ange donne à ce visage un je-ne-sais-quoi d´attendrissant et d´énigmatique .
– Ali, j´attends la…suite, je ne vois pas du tout quel rapport il y a entre ta famille et ce Leonardo de Pise, ce Fibonacci.
– La suite, c´est… SA SUITE….
– Tu plaisantes, je n´y comprends rien.
– Les voyages de Leonardo en Orient, en Syrie, en Grèce, en Egypte étaient des voyages d´affaire et de recherche. Il cherchait les formules des calculs indo-arabes. Son père, un riche commerçant de Pise avait instruit le petit Leonardo au calcul pour le commerce afin qu´il devienne un riche et puissant marchand.
– Et la suite alors…
– Mon ancêtre qui en 825……
– Ton ancêtre il y a… 1182 ans ? ! …tu délires, Ali !
– Écoute moi. Oui, ma famille a toujours conservé la mémoire de cet ancêtre. De génération en génération on a transmis aux fils le lien avec cet ancêtre mathématicien, astronome et géographe. Il s´appelait Muhammad Ibn Musa al Jwarizmi de Bagdad. Figure-toi qu´il a écrit un livre d´algèbre très important. Je porte son nom d´ailleurs et j´en suis très fier.
– Pourquoi ?
– Et bien, parce que mon ancêtre, au Moyen Âge, va révéler le concept du Zéro qui n´était pas encore utilisé dans les calculs, ni dans les pays arabes, ni en Europe. Lui même l´avait appris des mathématiciens hindous. Pour eux c´était le « Sifr » ou « le Sunjä » C´est à dire le Zéro….
– Ah bon, on a inventé le Zéro ! …et… Fibonacci dans tout ça ? Il a connu ton ancêtre savant ?
– Non, bien sûr. Mais il avait étudié ses écrits. Enfin une traduction et surtout il avait appris à utiliser cette très innovante forme de calcul avec le symbole 0 qu´il va appeler Zephirum dans son livre rédigé en latin Liber abacci.
Je regarde Ali qui me fait un petit clin d´oeil entendu :
– Ah, ce sacré Zephirum !
– Puis, il utilisera les autres chiffres arabes et c´est grâce à lui que cette numération se répandra en Europe.
– Très intéressant Ali et …sa suite … Sa suite ? Tu ne m´as toujours pas parlé de cette mystérieuse Suite…
– Regarde Pascual, me dit Ali en montrant le comptoir.
Au dessus du comptoir en bois sculpté à la manière d´un autel baroque qui surplombe les alignements de bouteilles aux couleurs et aux dimensions multiples et variées remplies de liqueurs rares, de vins toscans, et autres élixirs enivrants, les clients curieux, comme moi, qui levaient la tête, pouvaient voir une peinture murale, une fresque de belles dimensions. Elle était encadrée d’une pléiade d´angelots souriants et coquins, tenant de leurs petites mains potelées un long ruban en trompe- l´œil. Le ruban ondoyant, d´un bleu tendre patiné, un bleu à la Filippo Juvara, était enluminé d´une phrase en lettres dorées qui disait : « Ut proximam in venire, binotas extremas adiungi. » Léonardo Fibonacci
– Me voilà bien avancé ! C´est pire qu´avant ! C´est du latin !!!
– Voilà, la suite. Tu l´obtiens en additionnant les deux derniers chiffres pour obtenir le suivant.
????
– Souviens- toi Pascual ..
(et cher lecteur, regarde les numéros des écrans que tu viens de lire)…
– Recommençons….0,1,1,2,3,5,8,13,21,34…
– C´est incroyable ..Je me souviens que quand je prenais les photos au milieu des supporters du PSG, je comptais mécaniquement …comme une obsession toutes les photos que je prenais en série .Une, une, deux, trois, cinq, huit…etc.
– C´est curieux, en effet, tu as une sorte d´intuition de la suite …
– C´est le hasard Ali. Mais…attends … il y a autre chose, c´est cette image de la foule des supporters enragés que je voyais s´agglutiner comme une spirale vivante s´enroulant autour d´une mystérieuse et invisible structure interne.
– Alors là, c´est toi qui m´épates ! Parce que entre la suite de Fibonacci et la Spirale il y a un lien mathématique direct que l´on retrouve dans beaucoup d´éléments de la vie de tous les jours, et dans la nature.
– Vraiment ! Mais dis moi, ça sert à quoi, Ali ?
Ali se met à rire.
– Très bonne question. Ça sert à quoi de savoir que les marguerites ont 34 pétales rangées selon la spirale de Fibonacci ?
– Écoute… ça c´est une autre histoire. C´est comme se demander comment on passe du chaos de la foule à l´ordre mathématique. C´est un peu absurde, non ?
Assis avec Ali au Café Fibonacci je pensai quant à moi qu´il y aurait matière à écrire une nouvelle, enfin…une autre nouvelle.
– Garçon! Un espresso stretto, per favore
– Non, deux …
- “Non siamo niente senza amore,
- Amore, Margherita, è mia …”
La caissière insensible à la romance éteignit l´écran vidéo.
Je voulais déjà réclamer les écrans manquants!. Histoire qui devrait plaire à Katrin, Vienne. Excellent. Merci Pilar.
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Beau travail assurément. Quelle verve, quelle fougue, quelle description de cette fin de match, malheureusement tragique. Mais surtout quelle originalité que de s’être inspiré d’un mathématicien pour écrire une nouvelle! enfin, nouvelle, qui pourrait bien être le départ d’un roman! Bravo aussi pour ces quelques perles: « un beau menton en fesses d’anges ».. et » Margherita… è mia, mia.. »
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J’ ai lu une nouvelle et y ai vu un film documentaire en plusieurs tableaux. Bravo! La fin rapelle le Da Vinci Code…
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