Cafés Fibonacci: une nouvelle de Pilar Lluch

Poursuivant le jeu d’écriture autour du thème « Cafés d’Europe, Cafés du monde » lancé en décembre dernier, Pilar Lluch, que je vous avais déjà présentée comme revendiquant une double appartenance culturelle, française et espagnole et vice versa, nous offre à présent la totalité de sa nouvelle: Cafés Fibonacci.fibonacci.1171834723.jpg

Il s’agit d’un récit étrange où les chapitres sont nommés « écrans », en référence à ces nouveaux miroirs de nos vies enregistrées dont la présence est constante. Vous ne manquerez pas d’être intrigués par la numérotation fantaisiste de ces écrans. Fantaisiste? Rien n’est moins sûr. A vous de vous faire un idée.

Ce qui est sûr, c’est qu’en privilégiant le travail sur la structure complexe de sa nouvelle avant même de croiser les fils de son intrigue, Pilar n’a pas craint de relever nombre de défis.

Mais je n’en dis pas plus pour vous laisser découvrir chaque jour de cette semaine deux écrans de cette nouvelle insolite.

 

 

Cafés Fibonacci

 

 

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Le couloir très long, éclairé par des demi lucarnes descend progressivement sous les jardins du Musée des Antiquités de Turin. De la brique romaine rouge et rugueuse couvre le sol jusqu´aux voûtes. Mes mains caressent la texture de cette géométrie de terre cuite. Je suis seul. Plus un bruit. Enfin ! La gardienne a dû s´absenter. Je ne l´entends plus papoter avec son gros collègue ventru ni avec son éternel portable. Tant mieux ! Cette pipelette a réussi à m´agacer.

Au fond de l´immense corridor qui baigne dans une pénombre rosée, dans obscurité, je distingue un grand cercle bleu comme un infini vide azur…un Zephirum ! aurait dit mon ami et collègue Ali Mohamed Ben Musa. Je m´approche et le Zephirum merveilleux se révèle être non pas un zéro vide, mais une fontaine décorée de mosaïques bleues en pâte de verre qui dessinent des oiseaux dans une végétation exubérante, vibrante de couleurs et de voix cristallines, comme cette eau qui apaise. J´imagine qu´en des temps anciens, autour de cette fontaine fraîche, des hommes et des femmes se donnaient rendez-vous. Ils se réunissaient et se racontaient toutes les histoires du monde, se faisaient des confidences, s´embrassaient, chantaient des mots d´amour, fontaine de Cupidon, là où les larmes aussi en signaient parfois la fin. Je rêve, je rêve…Revenons en arrière. Je prends un peu de recul. …Là !…Parfait ! La photo est prise. Je reviens sur mes pas. Le gardien hurle en français, avec traduction immédiate.

On ferme, on ferme !

Chiudiamo adesso !

Je sors

Écran nº 1 an10.1171834744.gif

Je presse le pas en direction de Porta Susa. Le TGV Turin-Paris part dans une heure. La brume estompe peu à peu la ville qui se refroidit. Je file sur Via Barbaroux et une rue plus loin, comme par hasard, me voilà devant le Café Al Bicerin. Le hasard…la buenaventura. Je rentre. La serveuse, belle et sulfureuse comme un Rubens contemporain, me propose le café de la maison.

– Prenez donc un Bicerin, ça va vous réchauffer …

– Très bonne idée, votre mélange de chocolat, café et crème m´a toujours surpris. Quel délice, quelle volupté !

– Vous êtes français ?

– Pascual Buenaventura, c´est mon nom. Je suis français de la troisième génération. Mon arrière grand-père Luigi était de Sciacca en Sicile. Ses frères avaient pris la succession de la petite entreprise artisanale de céramique qui faisait vivre tout le clan. Mon arrière-grand-père a compris très jeune qu´il n´y avait plus de place pour lui. Trop de frères et sœurs en plus de la misère dans les années 1898-1900. Ambitieux, jeune et travailleur, Luigi tente l´aventure. Il monte à Paris.

Mais bien avant lui, un autre Sicilien de Sciacca, avait aussi fait le voyage. Mais vous le connaissez. Il a été le fondateur du fameux Café Procope qu’il a ouvert en 1686. Eh oui ! Il s´agit du très célèbre Francesco Procopio. Alors, mon arrière-grand-père, se souvenant de ce Procopio, son compatriote fortuné, a ouvert aussi son café, rue des Petits Champs. Et il l´a appelé Café Nostro. Mon père m´a raconté des centaines de fois cette histoire de famille.

– Et vous, vous travaillez dans quoi ?

– Je suis reporter sportif, le foot surtout, c´est ma passion. Ma deuxième passion c´est celle de raconter toutes les histoires du foot avec mes photos. Je montre les ambiances dans les stades, les performances, les exploits des footballeurs…Alors je voyage à Turin, partout en Europe. Je connais bien la Juventus et Le Toro, vous savez. Quelle équipe Le Toro ! Dans quelques jours, à Paris, j’irai faire le reportage pour le journal L´Equipe du match PSG contre le Hapoël de Tel Aviv.

Au moment de partir,la serveuse pose ses mains sur la minuscule table ronde en marbre blanc veiné de gris et en me regardant intensément me souhaite bon voyage. Elle me recommande surtout de ne jamais passer par Piazza Statuto avant de commencer un voyage. Cette place est maléfique me dit-elle, comme si elle avait hérité du savoir de quelque sorcière.

Une fois dehors sur la place de la Consolata, je me retourne, je cadre, je prends mon dernier cliché: le Campanile, dressé comme un 1.

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