La Banque Mondiale, l’écriture au Niger, Issa et moi

Un billet pour l’au-delà,

à mon ami Issa de Niamey.

A propos d’écriture, celle de tous les jours, j’ai reçu il y a environ deux semaines, un message de bons voeux du Niger. C’est Soumaïla, étudiant nigérien en 6° année de médecine qui me les adressait. Et je me sens coupable parce que je ne lui ai pas encore répondu. Et je ne lui ai pas encore répondu parce que j’aurais voulu lui retourner bien plus que la formule de souhaits habituelle. Et cela prend du temps. Et c’est ainsi. Parfois, à vouloir trop bien faire, on ne fait rien du tout.

Je profite donc de ce blog, nouvel outil où s’échangent les écritures, rituelles ou non, d’ici ou d’ailleurs, pour formuler à Issa Soumaïla tout ce que j’aurais dû lui dire depuis longtemps.

Car ton père, Soumaïla (je t’appellerai ainsi dans ce message pour plus de clarté), qui portait comme toi le nom d’Issa, était mon ami. Je ne me console pas qu’il soit absent de nos discours, absent tout court, absent pour toujours. C’est toi, Soumaïla qui as envoyé ce message informatique il y a quelque temps: « Mon père est décédé, depuis déjà deux ans. Il revenait de Zinder où il avait assisté à des funérailles… »

Au Niger, il y a beaucoup d’accidents de voitures. Surtout la nuit. Pourquoi, Issa, avez-vous pris la route de nuit, alors qu’elle est si dangereuse?

Inch’Allah…

Issa, donc, était mon ami. Nous avons partagé le même bureau au Ministère de l’Education à Niamey, dans les années 90. Nous étions « homologues », comme on dit dans le jargon des projets d’appui au développement, tous deux conseillers du Ministre de l’Education (il faut dire d’ailleurs, « des » ministres, car ils se succédaient à grande vitesse), chargés de la coordination des projets financés par les bailleurs de fonds extérieurs.

Qu’aurais-je fait sans l’aide inlassable d’Issa? Inspecteur de français dans l’enseignement secondaire, formé en France, lui qui connaissait mieux qu’un autochtone, Paris et sa banlieue, le métro, ses stations et correspondances (il s’amusait à les réciter), connaissait évidemment Niamey et le Niger dans ses moindres recoins. Modeste et effacé, il avait néanmoins ses entrées partout.

Il était pauvre. Pas d’automobile. Ironie du sort, c’est l’automobile qui le tuera. Infatigable marcheur, il parcourait la ville en tous sens, sous le soleil de plomb du Sahel pour mener à bien ses démarches. J’essayais pourtant aussi souvent qu’il le permettait qu’il profite de ma voiture -luxe d’expatriée- pour le soulager de quelques courses, car il se sentait toujours l’obligé de tous, ne refusant jamais de rendre un service, quel que soit le coût pour sa réelle fatigue.

C’était ainsi. Il était entêté à vouloir, quoi qu’il en soit, affronter la chaleur brûlante. Il fallait toujours qu’il s’entraîne à résister.

Résister.

L’époque était agitée. Ajustement structurel. Suppressions de postes. Grèves. Interruption de salaires. Les fonctionnaires souffraient, ne mangeaient pas à leur faim. Le salaire de ta mère, Soumaïla, joint à celui de ton père, ne suffisaient guère à vous permettre une vie décente. D’autant plus que tout le système était bloqué.

Par ailleurs, Issa ne lisait que collé à la fenêtre. Comme je m’en étais étonnée, il avoua qu’il avait besoin de lunettes, mais ne possédait pas les moyens de s’en acheter, ce qui n’avait aucune importance. Pauvres intellectuels d’Afrique! Privés de lecture à l’heure où leur vue baisse! Je lui offris des loupes qui lui firent plaisir.

Le temps était aussi à l’agitation car la population refusait l’un des grands programmes de scolarisation financé par la Banque Mondiale. Il s’agissait de scolariser deux cohortes d’élèves du même âge, dans la même journée: une le matin, l’autre le soir. On appelait cela « la double vacation ».

On ne parlait alors que du refus de cette « double vacation ». Les mères défilaient dans la rue accusant le gouvernement d’offrir un enseignement au rabais à leurs enfants : pas assez d’heures de cours, nouveaux instituteurs peu, mal ou non formés et surtout la décision de pratiquer un enseignement dans les langues maternelles officielles (il y en avait onze à l’époque dont certaines non encore totalement fixées à l’écrit). De ce fait, le plus grand nombre n’avait plus d’accès direct à la langue d’échange internationale, à savoir, au Niger, le français. Désespérance des populations!

Problème complexe que celui du choix des langues d’enseignement en Afrique! Le peuple, donc, ne voulait rien savoir. Jamais les taux de scolarisation n’avaient été aussi bas. Paysans et gens des villes refusaient d’envoyer leurs enfants à l’école. Au grand dam des experts et financiers du programme. Issa et moi, courrions en fourmis laborieuses, d’une réunion à l’autre, d’un bailleur à un autre bailleur. Parfois le ministère était bouclé par des étudiants et tous les fonctionnaires attendaient patiemment que leurs situations d’otages se terminent après quelques heures d’enfermement.

Nous faisions de notre mieux, à notre humble niveau de techniciens, au sein de nos dispositifs respectifs, pour que les décisions des financiers ne soient pas trop tranchantes. Je salue encore à présent la grande humanité d’Abdul Haji, représentant de la Banque Mondiale au Niger, accompagné de son épouse, Jeanne. Il lui fallait être l’exécuteur de ces grands programmes dont les rouages étaient lancés à travers le monde entier. Il n’était nullement dupe. C’était pour nous un homme de dialogue et d’écoute fraternelle.

J’ignore à présent ce qu’il en est des taux de scolarisation et si la double vacation, comme l’enseignement dans les langues officielles sont à présent acceptés. Toujours est-il que le pays a eu beaucoup de mal à surmonter cette crise.

Mais aux pires moments, Issa, comme ses collègues, se tenait debout. Jamais courbés. Les hommes et les femmes des pays du Sahel donnent en permanence cette leçon de vie. Dotés d’un sens inaltérable de la beauté, ils vont et viennent, quoi qu’il arrive, dans leurs boubous de bazin craquant d’amidon frais, infatigables dans l’adversité.

Et puis, Issa et moi avons aussi participé aux incessants débats sur le transfert des langues orales en langues écrites. Discours souvent dérisoires! Oblige-t-on une langue orale à se muer en signes écrits du jour au lendemain? Peut-on si rapidement fabriquer des manuels d’apprentissage de la lecture avec ces nouveaux signes? Et former tout aussi vite des maîtres à leur usage?

Nous revoici au coeur des mots, au coeur de cet intérêt pour l’écriture si sacrée à nos yeux.

Mais le Niger, ce pays où la vie se conquiert face à des conditions extrêmes, a longtemps maintenu vivant, le respect de la tradition orale, sans condescendance passéiste, très rigoureuse, à l’inverse de ce qu’on peut imaginer des paroles verbeuses portées au gré du vent, sachant de plus, qu’essentiel à la survie même des populations au plus profond des déserts de sables brûlants et dorés, le silence aussi, est d’or.

Bonne année à toi, Soumaïla.

par ces mots en souvenir d’Issa, ton père.

Avec toute mon affection.

Chantal Serrière

6 commentaires sur “La Banque Mondiale, l’écriture au Niger, Issa et moi

  1. Cet hommage est très émouvant. J’aurai aimé connaître cet homme, Issa, qui force l’admiration par son attitude volontaire.
    Les informations que tu apportes Chantal sur le dénuement matériel de certains intellectuels en Afrique sont importantes. Nous n’en avons pas toujours assez conscience et l’oublions souvent bien vite…

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  2. Je suis très sensible à ce commentaire, Nathalie
    C’est si difficile de parler des attitudes au quotidien de la population africaine, de tout ce qui semble naturel, sans sensiblerie, ni détournement de sens.
    Issa ne donnait jamais de leçon à personne, mais sa façon de vivre, son humilité, sa grande culture, son humour face aux aléas de la vie,m’ont tellement appris. Comme il serait d’ailleurs gêné et surpris de lire ces lignes à son sujet!
    Je sais qu’il est un peu tard pour lui rendre cet hommage, mais Soumaïla, son fils, dans son combat à lui pour parvenir à être médecin dans un contexte difficile, en sera aujourd’hui le dépositaire.

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  3. Le revenant.
    Suis-je un revenant si je m’appel Issa?
    Suis-je un revenant si je m’appel Amadou?
    Je ne saurai l’être car je ne le suis.
    Soumaila est mon prénom, mais mon nom serai alors revenant
    suis-je un revenant si je dis bonjour tanti?
    Suis-je un revenant si j’ose rompre le silence?
    Non je ne le suis pas car j’ai pensé constamment à ceux que j aime.
    J’ai pensé du fond du cœur à ma tanti.
    Amadou Issa Soumaïla.

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