Loin des cafés tapageurs aux lustres éclatants,
Le cri du kangourou.
« – Bien, bien, bien, ce n’est pas le tout, ça, mais si personne ne raconte rien d’intéressant d’ici cinq minutes, je vais rentrer dans mes pénates retrouver la douce Morphée. » déclara R en réprimant à peine un bâillement. Il le transmit immédiatement à M, qui le passa au serveur, qui le provoqua chez U, qui me contamina. L’histoire de ce décrochement de mâchoires s’arrête là, hélas. Alerte, je me suis rapidement retournée vers les autres personnes présentes dans ce café, soucieuse de vérifier le vieil adage « un bon bâilleur en fait bâiller sept ». Comme à chaque fois, déception. Rien. Je n’ai jamais vu sept personnes bâiller à la suite l’une de l’autre. Des années que j’attends le Moment. Essayant d’être positive, je me console en pensant : « Peut-être n’ai-je jamais rencontré de bon bâilleur ? »
Bref, ce vendredi soir là, personne n’avait la pêche. Nous étions tous fatigués par notre semaine. Nous n’avions pas voulu aller dans l’un de ces cafés tapageurs aux lustres éclatants où il faudrait vociférer comme des damnés pour se parler afin de couvrir le son du la musique.
Nous avions également évité de justesse le Café des sports ou un bar PMU, là où M tenta sournoisement de nous entraîner, sous prétexte de maîtriser pleinement le troisième degré. Ah, ah!
Comme souvent, U avait réussi une fine manœuvre. Tirant profit de l’indécision générale, il joignit le pratique à l’agréable, en tranchant en faveur du bar du coin de sa rue. Malin le bougre.
Nous atterrîmes donc dans une de ces brasseries parisiennes démodées. La décoration n’avait pas été retouchée depuis le dernier changement de direction remontant à des lustres. (Justement). Les banquettes étaient passablement usées, voir défoncées par les mille céans qui s’y étaient posés et agités.
Mais voila, ce soir là, cette atmosphère désuète, plutôt que de nous toucher, ne faisait que renforcer notre humeur maussade.
En regardant une gravure accrochée au mur, une idée me vint. Il s’agissait d’une publicité, vantant les mérites d’une bière australienne, représentant un kangourou doté de gants de boxe.
L’après-midi même, j’avais accompagné une amie Z et son fils A au zoo. Devant chaque cage, nous effectuions une halte afin qu’A puisse imiter le cri de l’animal séquestré. Généralement stoïques, les détenus nous contemplaient l’air navrés, voire souvent blasés. J’écris nous car pour tout dire, nous n’étions pas en reste. Même si nos imitations n’amusaient que nous, voire inquiétaient un peu cet enfant de 3 ans sur notre état mental, nous étions en train de vivre un de ces rares et bons moments où on oublie les responsabilités et le poids des ans.
Ce fut une franche rigolade jusqu’à à la cage du kangourou. Là, bêtement, nous avons séché. Aussi quand A se mit à grogner, nous nous sommes regardées perplexes, sans oser le contrarier. Sa mère me glissa à l’oreille que, comme il prendrait bien assez tôt conscience des limites intellectuelles de ses géniteurs, elle préférait briller pendant qu’elle le pouvait encore. Nous grognâmes donc à l’unisson. Puis, nous nous sommes quittées mi-figue mi-raisin, plus conscientes que jamais des limites de l’étendue de nos connaissances animalières et de la nécessité d’effectuer des recherches plus approfondies.
« – Ok, à plus, on se maile et la première qui trouve le cri du kangourou en informe l’autre.
– Top là ! »
Mais revenons à nos moutons, à savoir, l’ambiance morose de ce bar. Cette affiche provoqua en moi le déclic. Je décidai qu’après tout, les amis sont là pour partager vos soucis et relançai le débat ainsi :
« – Et bien figure-toi que oui mon bon ami R, j’ai une question cruciale à poser. Mais avant, jurez-moi tous que nous ne quitterons ce lieu qu’une fois la solution trouvée. »
Durant le silence qui suivit ma proposition, je vis petit à petit une lueur dans le regard de mes amis s’animer. Je sus que j’avais gagné quand R, le plus fatigué mais de loin le plus joueur, lui qui avait pour mettre du beurre dans les épinards durant ses études été surveillant de cantines scolaires, déclara :
« – Vas-y balance ta purée.
– Donc, ouvrez bien vos écoutilles : quelqu’un d’entre vous peut-il me dire quel est le cri du kangourou ? »
Un ange, deux anges, trois, un troupeau, que dis-je une horde d’anges passent. Ca y est, les yeux pétillaient, les cerveaux bouillaient ? Rien de tel qu’un profond sujet de société pour les faire mordre à l’hameçon !
U, professeur de mathématiques le jour, tenta une approche du problème fondée sur l’énumération :
« – Le chameau blatère, la canne cancane, le chat miaule, l’éléphant barrit, la chauve-souris émet des ultrasons, le lapin glapit, le lion rugit, le chien jappe, le canasson hennit…
– STOP, au lieu de nous étaler ta science, tu ferais mieux d’aller au bar repasser commande. » l’interrompit M qui avait besoin de silence pour se concentrer.
Pendant qu’U se levait, elle se lança dans un de ses syllogismes qui faisait nos délices :
« – Bon alors, voyons, voyons, procédons par étapes et avec méthode.
Ai-je jamais dialogué avec un kangourou ? Non.
Ai-je jamais rencontré quelqu’un ayant dialogué avec un kangourou ? Non.
Donc, le kangourou n’est pas une bête dialogueuse. Je crois même être en mesure d’affirmer que personne n’a jamais tourné de films ou écrit de livres sur le ricanement du kangourou à la tombée de la nuit dans le désert austral. Donc, j’en déduis que non seulement le kangourou n’a aucune conversation, mais pire, il ne sait pas rire. Conclusion, toujours refuser les dîners de kangourou, ils sont puissamment ennuyeux. »
Je l’interrompis, il fallait tout de suite recentrer le débat !
« – STOP, on s’éloigne du sujet, à savoir le cri du kangourou. Bon, je vais vous donner une indication, le kangourou appartient à la famille des marsupiaux. »
R ingurgita une grande gorgée du verre qu’U lui avait rapporté et ainsi ragaillardie voulut épater la galerie :
« – Ca va être fastoche, je possède tous les tomes des Marsupilami ! Leur première apparition dans une BD remonte à 1960. Oui, car vous n’êtes pas sans savoir que les Marsupilami sont d’abord apparus dans des épisodes de Spirou et Fantasio. Ce n’est que bien plus tard que des albums leur ont été consacrés. En 1987, je crois, a paru le premier, La queue du Marsupilami. Je suis sure que dans l’un des épisodes un des membres de la famille Marsupilami émet un cri. Puis, si ça n’est pas dans la BD, ce sera peut-être dans le dessin animé. Il est passé sur France 3 et Canal J. Non, attendez, STOP, je suis m’égare, le Marsupilami fait houba houba. »
U coupa rapidement court à ces élucubrations :
« – Heu, excuse-moi M, si je casse un mythe mais je crains que le Marsupilami n’existe que dans l’imagination de Franquin. Alors, à ce rythme là, on y est encore demain. Allez, donne-nous un autre indice ! »
Que faire, devais-je leur avouer sur le champ mon ignorance, au risque de les décourager, ou les laisser mariner encore un peu ? Attendre d’être sûre qu’ils soient mordus par cette Quête ? Crânement, j’avouai mon incompétence :
« – Nan, j’ai pas la solution et là réside tout l’intérêt de la chose. »
R me regarda longuement. Nous nous comprenions souvent sans parler. Ayant été toutes deux libraires, nous partagions de nombreuses tares intrinsèques à cette profession.
– Je suis sûre que Milan lui a consacré un Mille Pattes mais je ne les ai plus, les Terribles m’ont dévalisée.
– Pour le profane non initié, je traduis donc les propos de R. Jadis elle possédait une merveilleuse bibliothèque dont elle s’enorgueillissait car elle contenait des documentaires pour enfants parus chez Milan, très bien conçus. Hélas, mille fois hélas, dans un moment de faiblesse, elle a cru bon de se délester des dits ouvrages au profit d’âmes pures mais innocentes, ses neveux et nièces. C’est pourquoi … »
Mais R était lancée et me coupa la parole :
« – Tout le monde reprend la même chose ? Je vais voir si le tenancier possède un Robert ou un Pierre L. Eux seuls pourront peut-être nous sauver… »
Nathalie Hegron.
Turin. Décembre 2006
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