Lettres africaines (10): C’est la dernière lettre. Mais avant de partir, l’écriture d’un conte pour le musée de la musique


pour le musée de la musique à Ouagadougou,

La flûte-à-parler

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En Afrique, certaines flûtes savent parler. Oui, je dis bien. Parler. Parler ? Je vous vois douter. Vous ne me croyez pas. Mais pourtant, je vous l’assure, les flûtes parlent. Tout à fait. Comme vous et moi. Certes, d’autres restent discrètes et se contentent d’émettre de simples notes. Mais la flûte que possédait Lasso était de celles qui parlent, justement.

Souvent, à l’angle de la rue Sangoulé Laminzana et de l’avenue de l’Oubitenga, juste à côté de la buvette qui s’est installée contre le mur rouge du musée de la musique à Ouagadougou, Lasso s’asseyait sur un banc et jouait de la flûte. Comme la circulation est intense à certaines heures sur l’avenue, il se trouvait peu de monde à savoir que l’instrument racontait des histoires et que sa musique était très belle. Le vrombissement des mobylettes, les grincements des freins au feu rouge et la trépidation des voitures composaient une musique bien plus sonore que celle jouée sur sa flûte, par le jeune musicien. C’était pour tout dire, une musique de rue mal éduquée, agressive, assourdissante, grinçante et surtout horriblement discordante.

Lasso avait la chance inouïe de ne pas entendre ce qu’il voulait ne pas entendre. Ainsi, bien qu’il ne fût pas sourd (ce qui eût été bien triste pour un musicien), la cacophonie de la circulation n’atteignait même pas la pointe de ses oreilles. Il s’asseyait donc sur le banc au coin de la rue et jouait tranquillement, sans être dérangé.

A bien la regarder, la flûte de Lasso n’était en fait qu’un mince tube de bois de ronier qu’on avait percé de trois trous seulement. Et cela suffisait à l’artiste pour inventer toutes les notes des musiques de son monde. A l’endroit où il posait les lèvres pour donner vie au morceau de bois, il y avait un peu de cire durcie afin de délimiter la bouche de la flûte, là où lui-même mêlait son souffle à celui de l’instrument.

C’est donc ainsi qu’il se mettait à jouer. A peine les premières notes envolées, il partait alors loin, très loin de la grande ville. Il se retrouvait au village, au moment de l’hivernage, lorsque dévalent les eaux abondantes des collines toutes vertes. Il était redevenu le gamin d’autrefois, sautant de flaques en flaques, comme il y en a après les grosses pluies qui ravinent les cours des cases.

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Car il aimait à jouer des notes rafraîchissantes, surtout quand aux grands carrefours de Ouagadougou, la chaleur rend le bitume brûlant et lorsque l’air est électrique, juste avant que n’arrivent les premières pluies tant attendues. Et si par hasard, justement, elles oubliaient de revenir ?

Un jour qu’il était à jouer, là, rêvant à la fraîcheur du village, assis sur son banc, au milieu de l’orchestre infernal de la circulation urbaine, le feu du carrefour qui venait de passer au rouge, se bloqua. D’ordinaire, le temps arrêté était si court, que le bruit ambiant ne faiblissait pas. Mais cette fois-ci, l’interruption prolongée amena les conducteurs à couper un instant leurs moteurs.

La petite flûte de Lasso resta seule à se faire entendre. Et soudainement la température se fit plus fraîche. Certains voyageurs pourtant pressés quittèrent leurs véhicules pour s’approcher. Il y eut bientôt un cercle autour de Lasso qui continuait à jouer la musique des jours où il fait moins chaud, où les champs de mil verdissent, où l’air est moins lourd. Et puis, tout-à-coup, la flûte se mit à parler.

Au feu rouge, tout était bloqué. Les propriétaires des mobylettes et des automobiles se rassemblaient toujours autour du musicien. Même le conservateur du musée, intrigué par le silence habité par la seule flûte, était descendu de son bureau pour se rendre compte de ce qui se passait. Suivirent les animateurs et toute la classe de jeunes enfants auxquels ils venaient d’expliquer les trésors de leur établissement, et aussi la serveuse de la buvette, et les petits tabliers, et les marchands ambulants, et bien sûr les autres musiciens, Dami, Yaya, Bouba et les autres, qui étaient en train de répéter dans la salle de concert.

Lasso n’en était pas troublé. La flûte profitait de l’audience inhabituelle pour parler à son aise. Il la laissait raconter. Elle était libre. Il lui donnait son souffle. Elle le mêlait au sien. Elle était sereine et savante. Elle racontait à chacun sa propre histoire : aux uns, les contes mossis, aux autres, les récits peuls ou gourmantchés ou encore… Sachant que la population du Burkina Fasodénombre au moins soixante ethnies à l’identité marquée, avec souvent une langue propre à chacune d’elle, le discours de la flûte qui passait de l’une à l’autre (car c’était aussi l’un de ses talents de savoir parler toutes les langues), attirait toujours plus de badauds.

Bientôt les habitants des autres quartiers arrivèrent près du musée de la musique pour écouter la flûte enchantée de Lasso. Ceux de Paspanga et de Dapaya et ceux de Zongona, et aussi ceux de Dassasgo, et de Tanghin, sans compter ceux de Dag-Noën et tous les autres bien sûr, qu’il est impossible de citer là. Plus aucun véhicule ne circulait en ville. Le feu du carrefour avait été depuis longtemps réparé et passait régulièrement au vert sans que quiconque s’en préoccupât. Alors la flûte invita les autres instruments à jouer avec elle. Le balafon, le djembé,le luth à tête de bœuf, le sifflet si malin qui lui aussi sait parler, la kora ventrue, l’arc à bouche, la corne venue du fond des âges, la vielle monocorde du mendiant qui avait autrefois bercé le sommeil des rois, les grelots, tous les instruments, sortis du musée eux-aussi, s’en donnèrent à cœur joie…

Et quand la première goutte de pluie de la première pluie de l’année tomba, le concert, alors, s’arrêta. Lasso rangea tranquillement sa flûte dans son étui rouge. Les instruments retournèrent un à un au musée, les badauds reprirent, qui leurs mobylettes, qui leurs véhicules pour rentrer chez eux. Le feu rouge cligna soudain de son œil vert. Et la vie reprit comme avant son orchestration grinçante et horriblement discordante.

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Mais c’est faux. La vie était autrement. La vie d’avant la musique de la flûte avait tout de même un peu changé. Car la musique, toujours, modifie le cours du monde. La musique, toujours, fait battre les cœurs autrement. Rendons-en grâce aux musiciens qui savent si bien apprivoiser l’âme de leurs instruments. Car ce sont eux les magiciens, qui, comme Lasso avec sa flûte-à-parler, permettent enfin l’arrivée de la pluie, la pluie, la pluie bienfaisante sur les champs craquelés du Sahel.

Chantal Serrière

28/05/08

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Photo 1: Lasso, le flûtiste bwaba, originaire dune famille de griots de l’ouest du Burkina.

Photo 2: Une mare sur la route de Bobo-Dioulasso

Photo 3: La circulation de Ouagadougou, au feu rouge, juste devant le musée.

Photo 4: sécheresse autour d’un village. Heureusement les arbres…

24 commentaires sur “Lettres africaines (10): C’est la dernière lettre. Mais avant de partir, l’écriture d’un conte pour le musée de la musique

  1. Ici, on a un autre joueur de flûte et même un Premier ministre qui se présente maintenant comme « chef d’orchestre » (je croyais ce matin que c’était réservé au Service des Transports d’Ile-de-France).

    Ils savent faire pleuvoir les réformes réactionnaires, oui, pour ça, ils sont trsè doués !

    Dommage que ce voyage en Afrique, qui nous a fait rêver, se termine déjà…

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  2. Merveilleux ce conte Chantal, tu traduis bien comment la musique nous fait voyager. Tu piques notre curiosité, on rêve de pouvoir trouver un extrait sonore de Lasso jouant de la flûte sur ce blog!
    La scénographie du musée du Quai Branly, présente en début de visite une sorte de colonne en verre ou sont entassés des instruments de musiques qui semblent sans vie. Un vrai cimetière. Ce musée de la musique d’Ouagadougou à l’air d’en être l’antithèse. Il faudrait en recommander la visite aux conservateurs du quai Branly…
    Bonne fin de voyage !

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  3. C’est un beau conte, en effet…
    Rappelons tout de même que, à Paris cette fois-ci et pour ne pas rester sur la note amère de l’établissement du quai Branly, existe également le Musée de la Musique dans la Cité du même nom, porte de Pantin:
    http://www.cite-musique.fr/francais/musee/index.html
    Ici, la démarche est différente puisque chaque instrument ou presque est susceptible d’être joué, soit dans le cadre de manifestations, concerts-promenades, ateliers ou autres, soit précisément lors d’un concert programmé dans la grande salle voisine, modulable à l’envi afin de recréer l’ambiance requise.
    Bien sûr nous sommes à Paris, ville riche, bien sûr les conditions sont autres, mais les instruments continuent de vivre, aussi. Inutile de rappeler qui est à l’origine de cet établissement public de qualité supérieure.

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  4. Eh bien, justement, Madame Ouedraogo, qui doit animer des séances de ce genre avec les enfants du Burkina, revient d’un stage au musée de la musique à Paris. J’ai pu voir ses fiches et sa motivation. Le conservateur m’a alors demandé d’animer moi-même un atelier, entourée des animateurs et des musiciens, afin d’amener les enfants à s’exprimer à partir de la musique.
    Le Burkina prend très au sérieux la richesse de son patrimoine matériel et immatériel. Le sens de ses rites et coutumes. Des missions de collectes d’instruments rares sont effectuées dans les villages pour protéger les derniers vestiges de la vie musicale ancestrale. Parfois le musicien est très vieux. Il est seul à pouvoir transmettre son art. Il faut alors avec son accord, « désacraliser » l’instrument pour l’exposer au musée et lui offrir une autre vie.

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  5. Il y a la flûte de Lasso, il y a les mots de Chantal Serrière. En dix épisodes, les mots ont, par la magie de l’imaginaire, traduit une belle envolée. Nous n’avons pas été sourds à ces mots et à cette dernière mélodie de laquelle jaillissaient des notes rafraîchissantes.

    Merci

    Pierre R. Chantelois

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  6. Merci du passage sur mon blog. Jusqu’à présent nos signatures se croisaient (chez les Posuto ?) Je vais envoyer un lien à mon amie A. qui aime autant l’Afrique que moi bien que n’y nous soyions jamais allées (elle a commencé à apprendre le Bambara) et tout autant les contes.
    Pour ce qui est des instruments, je ne suis pas allée à Branly. Je regrette l’ancien musée de la Porte Dorée (arts africains et Océanie) où les objets, un vrai régal pour les yeux, étaient bien mis en valeur et individualisés. Mais notre époque bazarde tout. Idem le musée des Traditions populaires près du Parc d’acclimatation. Sans doute trop sombre et les objets pas bien mis en valeur… pour faire un prétendu musée européen à Marseille ? Je subodore que nombre d’objets disparaîtront !

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  7. Mais vous savez, le conte est vrai. Il a plu après la musique de la flûte de Lasso. Il existe même, dans un village récemment visité par le conservateur du musée, une flûte qui soigne la population. C’est dire le pouvoir de certains instruments et… de leur instrumentiste!

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  8. Un très beau conte, et vrai, comme toutes les histoires que l’on dit du fond des âges.
    Le continent africain a été sacrifié en sa totalité sur les autels blancs du profit. mis à feu et à sac.
    Il est pourtant riche d’une multitude de cultures qui ont été pillées, anéanties, réduites au silence. Un énorme travail de recherche, de conservation, de résurrection à faire et les Africains ont tant de choses urgentes à faire! Et le Musée dits des « Arts Premiers » est sur les bords de Seine!

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  9. Dommage que la série s’arrête. Il y aurait tant à dire sans doute encore sur l’Afrique et ses côtés positifs, et tant à commenter. J’ai eu l’occasion, il y a deux ans d’enseigner au Bénin dans le cadre d’une « école doctorale de philosophie d’Afrique de l’Ouest » (!), et je n’ai pas encore fini de réfléchir à cette expérience… assez fantastique, due à l’initiative d’un prof de philo béninois très actif (ex-ministre). Votre remarque sur les « parodies d’université » en Afrique mérite d’être nuancée. Il y a, c’est vrai, une situation assez rocambolesque dans beaucoup d’universités africaines (y compris celle du bénin, à Abomey-calavi), mais il y a aussi parfois des initiatives étonnantes. Peut-être un jour sur mon blog, je reviendrai sur cette expérience (mais c’est si difficile à raconter avec justesse….)

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  10. C’est si vrai! « si difficile de raconter avec justesse ». Et je suis absolument d’accord sur le fait que l’ensemble de mon propos mérite d’être nuancé. Il s’agissait, n’est-ce pas, de billets d’humeur « sur le vif », une sorte de déclaration d’amour à cette Afrique mystérieuse, complexe, si enrichissante qu’on mésestime trop souvent, tout en sachant qu’il ne s’agit aucunement d’un monde idyllique, d’ une alternative à la déviance de nos propres agissements. Bien sûr que non. Chacun peut donc à loisir nuancer, enrichir ces quelques lettres africaines. La plume est à vous.

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  11. Il est un peu injuste que je ne salue qu’à sa dixième figure ce carnet d’esquisses si vivant, tout de respect pour cet autre nous-même qu’est l’Africain, tout en résonances aux infinies modulations de sa culture, tout en révoltes sourdes contre les maux que l’occident post-colonial continue de lui infliger.
    Merci Chantal de ces passerelles vers les richesses de l’humanité !

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  12. j’ai beaucoup aimé votre conte. j’anime un club dans mon collège de Créteil : Jumelage avec un collège béninois, correspondance scolaire etconnaissance de l’Afrique. J’ai envie de le lire demain midi aux petites de 6ème et 5ème. Cela changera d’activité. (en ce moment on vend des calendriers et on prépare la fête de noëlà
    je n’ose pas vous demander le conte pour le blog du Clubpobécréteil
    cela me plairait bien qu’il y figure. En attendant je vais mettre un lien pour que les enfants puissent le lirre

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  13. Félicitations à , Miriam, pour votre activité interculturelle.
    Bien sûr, reprenez le conte sur le blog de Créteil. Dans la mesure où l’auteur est cité, c’est ainsi que nos expériences voyagent d’un blog à l’autre.
    Il serait intéressant aussi d’en parler au Musée de la musique de Ouagadougou. L’écho de leurs activités jusqu’aux enfants de Créteil, voilà qui fait rêver…

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  14. Nous avons monté la Flûte-à-parler pour la fête de fin d’année ce midi.
    vous pouvez voir les images sur le blog http://clubpobecreteil-clubpobecreteil.blogspot.com/
    J’avais pensé à une simple lecture, les jumelles Elise et Juliette, justement du Burkina, et leur commère Alicia, on découpé une polyphonie, ghada est venue avec sa flûte jouer Lasso, Linda de rouge vêtue est devenue le feu rouge….
    Parties à 3 elles arrivèrent 15
    Puis Amadou se mit au Djembé.
    Et sous la journée de brouillard, en banlieue parisienne, nous avons senti la pluie bienfaisante sur la terre rouge d’Afrique tomber!

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  15. je vous contacte à nouveau : nous aimerions filmer éventuellement notre mise en scène. Il est hors de question qu’on se lance sans votre accord. Comme je ne sais pas comment vous le demander je le fais ici même si ce n’est peut être pas le bon endroit
    miriam

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  16. La « Flûte-à-parler-le -film » c’est parti!!
    c’est dans la boîte de notre cinéaste Valerio Truffa qui est venu plusieurs fois dans ma classe à Créteil. On attend avec impatience le montage.

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