Anne Richard, professeur de lettres à Dijon, retrouve chaque été, l’empreinte de son enfance au coeur de la maison de vacances de Saint-Maurice. Le texte qui suit constitue la deuxième partie d’un récit intitulé « Les Serrand ». Chaque année, les parents d’Anne, instituteurs, reçoivent leurs amis Serrand. Le père d’Anne et son ami Georges vont à la pêche au lac de Bonlieu:
Les Serrand
Anne Richard
Si la pêche est bonne, le retour à St Maurice est l’occasion d’un festin dans lequel chacun accomplit une tâche bien précise.
Tout d’abord, les hommes, à même le trottoir qu’ils ont protégé avec du papier journal, écaillent les poissons, puis les étripent. L’enfant que je suis, adore nettoyer avec eux les perches du lac, mettre mon doigt dans leur ventre pour les vider. Les bêtes toutes fraîches sentent le ruisseau du Hérisson, l’herbe, le nénuphar, leur corps froid ne suscite en moi aucune compassion et je n’hésite pas à fracasser contre le trottoir le poisson trop résistant. Joli aussi le bruit de leurs vessies natatoires explosant sous les pieds… « Le petit frère » partage ces joies simples, avec le même délice. Et puis les hommes nettoient longuement la friture sous le filet d’eau vive de la fontaine.
C’est alors que commence le rôle des femmes: essuyer, rouler dans la farine, trancher dans le sens de la longueur, les perches les plus grosses, avant de les faire rissoler, dans la friture des poêles noires. La cuisson doit rendre les chairs rousses, craquantes, la chair peut alors être mâchée avec les arêtes. Régal croustillant, partagé dans la joie.
Plus tard, il sera question de déséquilibre de l’écosystème, d’eutrophisation, de pollution. Les pêcheurs préfèreront les grands espaces créés par le barrage de Vouglans. Et le lac se refermera dans le silence méditatif, qui fait ressentir tout cri humain, toute pollution radio comme déplacée, cacophonique, agressif.
Mais revenons-en aux vacances avec les Serrand……….
Si les matins étaient vécus au masculin, les après midis devaient faire plaisir aux femmes et aux enfants. Nous partions alors en ballade dans la belle voiture, les hommes devant, les femmes et les enfants derrière. Quelle émotion lorsque l’habitacle de la DS se soulevait, comme une soucoupe volante avant de rouler. Ce miracle de la mécanique se moquait des nids de poule, comme des tournants en épingle à cheveux. Lorsqu’il faisait beau, la destination allait de soi, nous amenant auprès des lacs et des cascades. A cette époque Chalain s’appelait « le Domaine » et ignorait les aménagements touristiques comme la surpopulation hollandaise…. La baignade était autorisée si la digestion était terminée. Il y avait aussi le rituel du voyage vers la Suisse toute proche et le lac Léman. Mais comme Georges, qui détestait ces fouineurs de douaniers et les Suisses en général, s’énervait, il nous gâtait un peu le goût du chocolat .
Le Jura pluvieux de juillet ne nous clouait pas non plus dans la cuisine. Nous partions quand même en voiture, et, comme il s’agissait avant tout de rouler pour passer le temps, Georges prenait « tous les chemins à gauche», nous emmenant souvent dans des impasses qui faisaient éclater de rire ses passagers.
Le soir était le domaine des adultes jouant à la belote à quatre, plaisantant, se querellant « pour de faux », alors que moi j’en étais réduite à lire… Si le petit frère était gentil, il acceptait d’affronter seul l’obscurité de la chambre, s’il pleurait trop, on le laissait s’endormir sous la table, dans la cabane douillette dessinée par les jambes des adultes.
Nanse, la fille unique des Serrand, de quelques années mon aînée, passait régulièrement cette période en camp scout à Chaux du Dombief et ne venait que deux à trois jours à St Maurice pendant lesquels nous nous faisions la tête; comme elle était plus âgée que moi, son mutisme m’impressionnait. Et puis, Elle, elle avait vécu en groupe; elle avait même dormi dans les granges et le foin, alors que moi, je passais seule, sans petites copines, mon été à St Maurice !
Trente ans plus tard, elle m’avouera qu’elle était jalouse et m’en voulait de passer mes vacances avec ses parents auxquels elle reprochait de se débarrasser d’elle, en la mettant en colonie de vacances.
Photo: l’écaillage des poissons à même le trottoir. Archives d’Anne Richard.
Belle photo et texte émouvant. La force de ces mots est que, n’ayant en rien vécu des vacances similaires, j’ai quand même effectué une « replonge » dans mes souvenirs…
Merci à Anne.
Kiki 🙂
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