RETOUR EN CHINE:dans la maison de thé du Parc aux Mille Fleurs

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Le joueur de flûte du Parc aux Mille Fleurs

par Graham Sage

(2° épisode)

 


L’appartement de Joanne se trouvait au troisième étage d’un petit hôtel local qui prenait des clients à long terme aussi bien que des voyageurs de passage. Joanne l’avait choisi parce qu’il se trouvait côté parc, et que le loyer pour toute une année académique lui paraissait largement dans ses moyens. Il n’y avait qu’un seul appartement au troisième, une seule chambre à coucher avec salle de bains, une cuisinette dans un coin du salon et un balcon. C’était le seul balcon de ce côté de l’immeuble qui avait vue sur le parc. De l’extérieur, il donnait un aspect très singulier à l’architecture de l’ensemble. Comme s’il avait été plus tard ajouté au bâtiment. Même pas au milieu de la façade. Etrange. On aurait dit plutôt une cache de chasseur. Pour épier des bêtes sauvages. Peut-être d’ailleurs avait-il été construit pour cela. Le bâtiment autrefois avait été l’ancienne résidence du Directeur des Jardins Zoologiques, à l’époque où le parc était le zoo et la maison de thé, l’enclos des pandas. C’était avant que la révolution culturelle ait mis tout à l’envers. Maintenant c’était un petit hôtel retiré du brouhaha de la rue, avec jardin intérieur.

Pour accéder au parc il fallait d’abord passer par le jardin, atteindre les grilles de la grande porte d’entrée, et sortir du complexe. Il y avait comme d’habitude un des gardiens en uniforme bleu stationné là, prenant sa fonction à son tour, pour empêcher les importuns de pénétrer dans les lieux.

C’était toujours la même salutation. Pas vraiment une question. Bien que Joanne se sentît obligée de répondre à chaque fois. Et de répondre la vérité. Elle aurait pu dire n’importe quoi cependant. Le gardien ressemblait (ils se ressemblaient tous d’ailleurs), aux soldats des statues de l’époque Mao. Visage figé, menton et front poussés en avant, pas de sourire aux lèvres. Mais quand Joanne, « la dame française de l’appartement à côté du parc’ » passait, le visage de pierre du gardien se transformait toujours en sourire. Il n’essayait jamais de comprendre ce qu’elle disait, ne l’écoutait peut-être même pas. Elle était presque sure qu’il devait penser qu’elle lui parlait en français. Elle se demandait parfois, au cas où un jour elle disparaîtrait, si jamais le gardien en fonction ce jour-là, se souviendrait de ses dernières paroles.

-Oui, je vais flâner dans le parc.

-Ah bon.

-Oui, je vais sauter dans la rivière et nager jusqu’à Chongqing.

-Ah bon.

Il était simplement content qu’elle lui parle. Beaucoup d’autres résidents passaient tête en l’air, et le visage de la statue restait figé.

Une fois dans la rue elle suivit le trottoir qui longeait le mur du Parc aux Mille Fleurs jusqu’au pont et sans traverser la rivière, ni sauter dedans, elle alla vers l’entrée du parc, de l’autre coté d’un parking destiné au gens qui arrivaient dans le quartier en voiture ou à bicyclette. Deux énormes portes en bois, peintes en rouge, ouvertes tous les matins a six heures précises et fermées a minuit non moins précis, accueillaient les visiteurs. Ce parc était parmi ceux de la ville qui n’imposaient pas de tarif d’entrée et rassemblaient toutes sortes de gens. Sa maison de thé, située à l’intérieur, entre la rivière et le petit étang, était ouverte du matin au soir. Lieu célèbre, la maison de thé était toujours pleine de clients.

Dans le parking de l’entrée se rassemblaient des mendiants, comme on en trouve à l’entrée de tous les parcs, des temples et des bâtiments historiques de la ville. Un jeune homme s’appuyait sur ses béquilles, la jambe coupée au dessus du genou, la chair mise en vue malgré le froid, un vieux bol en aluminium à la main avec quelques sous dedans. A côté, un garçon horriblement déformé des jambes qu’il agitait en tous sens, se propulsait sur une palette de bois posée sur des roulettes à l’aide de ses mains devenues dures comme des semelles de cuir. Les mendiants étaient toujours des garçons ou des hommes. Joanne n’avait jamais rencontré de filles ni de femmes mendier ainsi.

Bonjour Xiao Chen. Bonjour Lao Li. Il fait beau aujourd’hui, n’est-ce pas?

Elle mit quelques pièces dans la main de chacun et leur sourit dans les yeux. Au début, quand elle allait se promener dans le parc, Xiao Chen et Lao Li se ruaient vers elle, l’étrangère était forcement pleine de fric.

Cela la dégoûtait … l’effrayait … à cette époque

Puis petit à petit, elle s’était habituée à eux et eux à elle. Elle avait appris leurs noms. Ils ne se ruaient plus à sa rencontre. Ils savaient qu’elle aurait toujours quelque chose pour chacun et qu’elle le leur donnerait avec un sourire en leur serrant la main.

Joanne franchit la porte. Elle était un peu inquiète. Elle n’entendait plus la musique de la flûte. De ce côté du parc, juste à l’entrée, un groupe de danseurs de tous âges, s’assemblait le matin en rangées bien ordonnées, devant un magnétophone et suivait les courbes et petits sauts de leur instructrice au rythme d’une musique énergique d’orchestre chinois. On n’entendait que leurs grincements entrecoupés de la voix stridente de leur instructrice criant des ordres tout en les exécutant elle-même en sens inverse, comme si ses adhérents la regardaient dans un miroir. Elle avait une cinquantaine d’années et se prenait très au sérieux.

Et pourquoi pas, pensait Joanne.? Pourquoi ne pas se prendre très au sérieux et chaque matin se donner ainsi une raison d’être.

Leur activité consistait à exécuter des exercices dont la moitié était empruntée à l’aérobic, l’autre moitié, à la danse folklorique. Quelques danseurs étaient habillés en pyjama de soie et tenaient un éventail à la main, d’autres en vieux pantalons, portaient des pantoufles noires telles que les préférait Deng Xiang Peng de son vivant. Des jeunes gens dansaient aussi à côté de leurs grands-parents qui n’étaient cependant peut-être pas leurs propres ascendants. Des doués et des non doués. Des agiles et des léthargiques. Tout le monde était bienvenu.

Pour pénétrer dans le parc, il avait fallu que Joanne contourne ce groupe. L’instructrice lui sourit et arriva, entre deux mouvements et au rythme de la musique, à lui faire un signe de tête pour l’inviter à prendre place parmi les danseurs au cas où cela lui conviendrait. Toujours la même invitation. Identique à celle reçue lors de ses promenades dans le parc en automne. Toujours le même refus de sa part à cette invitation.

Joanne se hâta de trouver le chemin qu’elle comptait suivre et disparut vite entre deux grands rochers vers l’intérieur du parc.

L’orchestre chinois et la voix de l’instructrice s’évaporaient petit à petit, jusqu’à ne plus constituer qu’un bruit de fond et Joanne se retrouva sur le petit sentier du parc qui menait vers l’étang et la maison de thé. Les amateurs d’oiseaux chanteurs venaient tous les matins accrocher leurs cages en bambou aux arbres le long de ce chemin. Pendant que les oiseaux se régalaient au soleil matinal, leurs maîtres bavardaient devant la maison de thé, assis sur les fauteuils en bambou que maintes années d’usage avaient polis. Ils fumaient des cigarettes enfoncées verticalement au bout de leurs longues pipes fines en bois en en cuivre, et buvaient de petites gorgées du thé versé dans des pots en verre. Les oiseaux s’entre-chantaient et chaque maître estimait que c’était le sien qui chantait le mieux. Ils parlaient tous en même temps et Joanne comprenait à peine ce qu’ils disaient. Elle avait essayé une fois en automne d’entamer une conversation avec ces vieux messieurs mais ils possédaient tous un accent local tellement fort qu’elle avait abandonné cette idée au bout de quelques répliques. Elle se contentait maintenant de leur dire simplement « Bonjour » avec une salutation respectueuse de la tête. Ils répondaient aussi à la salutation. Tout était donc en ordre et Joanne prenait place à une table un peu plus loin pour commander son thé. Mais aujourd’hui, elle ne voulait pas s’arrêter à la maison de thé. Derrière les chants d’oiseaux et les chuchotements en zigzag des vieux messieurs, Joanne entendit à nouveau la mélodie de la flûte venue de quelque endroit plus éloigné du parc.

Elle poursuivit son chemin et grimpa un petit monticule de rochers cachés derrière d’épais bambous. Elle trouva là, assis sur l’un des rochers, et tel qu’elle avait pu l’imaginer, le dos tourné au sentier qu’elle venait de prendre, le joueur de flûte du Parc aux Mille Fleurs.

L’avait-il entendue arriver ?

Rien ne le laissait supposer. Il ne s’était pas arrêté de jouer et ne s’était pas retourné. Il continuait à souffler sa mélodie mélancolique. Peut-être même était-elle plus triste qu’auparavant, pensait Joanne maintenant que, de près, elle entendait non seulement sa musique mais aussi le doux sifflement de son haleine et le mouvement de ses doigts sur la flûte en bambou.

Elle s’assit sur un rocher un peu en arrière du joueur, sans l’interrompre, le regardant de dos. La musique s’arrêta. Sans se tourner vers Joanne, le joueur de flûte dit :

-Vous êtes donc venue. Je vous attendais.

Et il se retourna pour la regarder de face.

– Excusez-moi, dit-elle, je ne voulais pas vous déranger. Je voulais simplement savoir d’où venait la musique de la flûte »

Ce n’était pas un vieillard au chapeau bleu. Il n’avait pas de barbe grise. Il avait une cinquantaine d’années, le regard intelligent, mais rien d’autre de particulier. Il était vêtu comme n’importe quel passant dans la rue. Elle aurait pu le croiser, et l’avait peut-être déjà croisé maintes fois pendant ses va-et-vient en ville.

(A suivre)

 

3 commentaires sur “RETOUR EN CHINE:dans la maison de thé du Parc aux Mille Fleurs

  1. Merci pour cette belle histoire Graham.
    Amitiés de NouvelleZelande … où il y a des cafés bien sûr … Autrefois il s’agissait surtout de « tea rooms » qu’on jugerait aujourd’hui très kitsch et de nos jours .. ce sont des cafés ‘branchés’ où pour l instant on apprend encore à boire du café (et pas des litres de bière). Bientôt je pense il y aura des cafés ou l ‘on parle …
    Il y en a un en haut de ma rue. Un qui tient la route depuis plus de 15 ans avec toujours le même patron (C’est rare ici où tout se mesure en possibilité de faire du profit) Un de ces jours j’ en parlerai peut être un peu plus …. On y joue a la pétanque, les enfants y ont leur bac a sable et le service est souvent très approximatif. Mais dans ce pays où tout change sans arrêt, c est sympa de voir la même tête derrière le comptoir …. De temps à autre quelqu’ un lit Joyce, le soir, à la bougie et le café y est bon et fort ! Plus tard, qui sait, on y refera peut être le monde ?

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  2. Merci Elisabeth de nous plonger dans l’atmosphère néozélandaise.

    Ah oui, il s’agit de » l’Atomic », n’est-ce pas ? Qui ne s’appelle plus l’Atomic pour cause de droits d’auteur ? A ponsonby ?
    Quel est son nom à présent ?

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