Sonatine en ré mineur, dite sonatine du Café Fuori

 Ceux qui déjà ont parcouru les rues de Turin ne seront pas étonnés de découvrir le personnage de la nouvelle qui va suivre, en train de nous livrer sa drôle de petite musique intérieure…

Il faut savoir que Turin revendique son appartenance aux triangles de la magie blanche avec Prague et Lyon mais aussi à celui plus inquiétant de la magie noire avec Londres et San Francisco. Brrr…Bien étrange l’atmosphère créée par tous ces personnages pétrifiés aux façades des bâtiments!

Enfin, on pourra voir que les rencontres littéraires dans les fameux cafés aux lustres éclatants ne sont pas toujours une sinécure (mot choisi à dessein, évidemment). Tiens, mais pourquoi, au fait ? Quel est votre avis ?

Meilleurs voeux très sincères à tous et pour entamer l’année nouvelle avec un sourire, voici donc, avec cette sonatine, ma contribution au jeu des nouvelles

« Cafés d’Europe, cafés du monde ». (cf l’article du même titre dans ce blog pour ceux et celles qui décideraient aujourd’hui d »y participer)

Sonatine en ré mineur
dite sonatine du Café Fuori


Je pense, donc je suis. Comme tout le monde. Mais personne ne le sait.

diable.jpgJe suis le diable de gauche, accroché à la façade du 66 rue Vassalli Eandi, en plein quartier Art Nouveau, à Turin. Et je suis le diable de droite. Evidemment. Un et multiple. Personne n’y a jamais rien compris.

Comme je m’ennuie à mourir -ce que mon statut rend malheureusement impossible- dans cette ville sévère où l’on m’a pétrifié à l’avant des bâtisses, je compose quelque sonatine à longueur de journée. J’ai un faible pour la musique du verbe. Particulièrement en mode mineur. Je m’oblige à des règles de discours, à des monologues quasi quotidiens, histoire de ne pas perdre le fil de ma malignité, histoire aussi de tuer quelque chose, l’ennui justement, ou de malmener le temps, ou d’agacer les passants qui ne croient ni en Lui, ni en Moi. Ils ont tort.

Au-dessus de ma tête et de celle, vide, de mon double atteint d’amnésie et de cécité pétrifiante -que les forces obscures me préservent d’une telle calamité!- on peut voir, dans un cadre de stuc, Saint Georges terrassant le dragon.

tableau_dragon.jpg

-Ah ! Disent les passants, comme c’est joli! Regarde! Saint-Georges terrassant le dragon!

-Le dragon? Quel dragon? demandent les enfants.

-Le dragon. C’est Saint-Gorges terrassant le dragon, disent les parents.

C’est parfait. Ils sont la plupart du temps complètement ignares. Ils ont tout oublié de l’histoire si tant est qu’ils ne l’aient jamais connue. Si célèbre, la Légende dorée s’est perdue. Enfin! Toute cette hagiographie, cette compilation des saints et martyrs m’a pendant des siècles hérissé le poil!

Mais revenons à Moi.

A cause de Saint-Georges sensé me dompter à travers le dragon, les passants ne me remarquent pas. Ne seraient mes oreilles un peu longues, c’est vrai que ma gueule est assez passe partout. Quant aux deux lions qui habitent comme Moi la façade de l’immeuble, ils sont accrochés au-dessus du porche d’entrée. Sans effet. Leurs crocs de pierre ne font vraiment peur à personne.

Quoi qu’il en soit, ils sont placés contre ce mur, comme Moi, pour protéger la maison. C’est hélas, à Turin, ma principale fonction, mon humble reconversion opérée dans les derniers siècles écoulés, tant Sa force à Lui est grande dans la région Je n’ai hélas que très peu accès aux temples voués à Sa dévotion.

Mais revenons à Moi.

Je prends mon rôle, pour ingrat qu’il soit, très au sérieux. Je suis ici afin d’inspirer une peur incontrôlable aux esprits qui rôdent un peu partout dans les grandes villes d’Europe, Lyon, Prague, Londres pour ne citer que les plus célèbres. Nous parlerons un autre jour des villes hantées du Nouveau Monde, du rôle particulier de San Francisco, par exemple. Voila que je m’égare à nouveau.

Mais revenons à Moi.

Moi. Par ma présence, il s’agit bel et bien d’empêcher les lémures en quête de chaleur humaine d’approcher du bâtiment dont j’orne la façade. Impossible pour ces âmes nomades, d’en franchir le seuil. Il est vrai que je ne surveille en aucun cas l’arrière, je ne m’occupe pas des errants qui entrent par la cour mitoyenne à tout le pâté d’immeubles. L’architecte n’avait qu’à être plus vigilant et aurait dû me placer aussi au dos des bâtisses ! Mais ce n’est pas mon affaire. Seulement, pour ce qui est de l’avant, j’excelle. Il faut les voir, ces esprits peureux en déroute, s’enfuir à ma seule vue. Je sais bien. Rien de très glorieux. Mais on prend son plaisir à nuire là où l’on peut ! Ainsi, je m’amuse à pousser les intrus jusqu’à l’autre trottoir. Là, par la force de ma pensée concentrée dans la pierre, je les amène à pénétrer dans le café d’en face. Il s’agit, comme chacun sait, du célébrissime Café Fuori que nombre de personnalités est venu fréquenter, avant même que je n’occupe ma fonction peu glorieuse de chien de garde pour maison hantée, grâce à l’argent sonnant et trébuchant d’une population nouvellement enrichie dans les années d’exubérance du début du XX° siècle. Ah ! Quelles belles années c’étaient, ces années-là ! A jouer avec le feu entre insouciance légère, cliquetis du fer qu’on martèle à travers l’Europe, corps des femmes libérées des corsets séculaires, maisons réinventées, courbes et volutes où je peux m’accrocher, chevaucher. Turin est de la fête et regorge de ce style. Mais je m’égare à l’idée d’un baroque ensorcelant, retrouvé, résurgent…

Donc, revenons à Moi.

Il faut dire que je vis parfois des moments excellents. Je suis en effet amoureux transi de la serveuse du Café Fuori. Cela m’occupe beaucoup, malgré aujourd’hui, l’absence de témoignage de mon ami Cazotte. Elle est superbe, la serveuse du Café Fuori. Grande, brune, la bouche bien dessinée qu’elle ne maquille pas. Elle a des yeux ! Sombres ! La volupté d’un velours et tout au fond, une lueur d’incendie. Son regard brûle. Un jour, elle a levé la tête et elle m’a vu. A travers la vitre. Je lui ai fait un clin d’œil. Elle a dû le remarquer car elle a souri puis elle est repartie au fond du café, servir les clients assis sur les banquettes cramoisies.

Je ne manque pas de lui envoyer les « interdits-de-séjour » de la maison que je garde. Je les contraints, ces esprits des rues, à l’aider à porter les lourds plateaux chargés de glaces, de cafés brûlants, de chocolats épais, comme on les aime ici. Elle ne sent alors plus la charge de son fardeau. Les tasses lui glissent des mains et parfois s’écrasent, mais la faute ne lui incombe pas. Le client a toujours fait un geste malencontreux et s’en excuse. Elle sourit. Un garçon vient remplacer la tasse et éponger la tache de chocolat sur le vêtement du pauvre maladroit. La vie s’écoule. Ma serveuse se sent de plus en plus sure d’elle. Elle vient de temps à autre à l’avant du café et semble observer ce qui se passe dehors, de mon côté, à travers la vitre. Comme pour mieux incarner le nom même du café où elle travaille. Les touristes, eux, veulent voir l’intérieur. Ils poussent la porte. Ma belle les regarde entrer et les suit jusqu’à la table qu’ils choisissent, ces tables aux plateaux de marbre blanc veiné de noir, aussi lourds qu’une pierre tombale. Quelquefois, mes serviteurs obligés s’amusent à inspirer à ma très belle des stratagèmes pour désorienter les clients. Quand ils sont prêts à s’asseoir, elle les informe, alors que rien ne l’indique, que la place choisie est réservée. Quand ils montent l’escalier qui conduit à de petit salons permettant de meilleurs échanges, là où un très illustre prédécesseur a rédigé le règlement du club très fermé des joueurs de tarot, elle leur souffle que les pièces sont fermées ou bien qu’on ne les a pas allumées, comme s’il s’agissait encore d’envoyer un valet pour faire s’enflammer la mèche de bougies plantées dans les lustres de Murano.

Les gens sont en général totalement décontenancés lorsqu’ils voient bien que les salons sont ouverts ou que les lustres électrifiés sont éclairés, se reflétant à l’infini dans les miroirs biseautés qui tapissent les murs. Ils en oublient de questionner plus avant et redescendent s’asseoir, obéissants, à l’endroit où ma serveuse les conduit, de préférence dans le coin le plus sombre du rez-de-chaussée, ou à côté d’une tablée bruyante particulièrement lorsqu’ils souhaitent se retrouver pour lire un article ou participer à une discussion littéraire.

J’adore. Je contemple de loin ma belle serveuse drapée dans son long tablier blanc, comme une vierge mièvre des tableaux des musées. Elle se tient un peu à l’écart, attendant suffisamment longtemps pour apporter la carte des gourmandises proposées par l’établissement. Quand elle s’approche, les clients ne savent pas nommer ce qu’ils souhaitent. Mes esprits de service embrouillent les commandes. C’est peu de choses au regard de ce que je pourrais inventer comme facétie dite méchante, mais c’est tellement drôle ! La tête des gens ! Je crois bien que le rire est le propre du diable. Je raffole de ces mécontentements de rien qui vous empoisonne une journée, de ces rendez-vous manqués parce que l’amoureuse a été placée hors de vue de son soupirant du moment, de ces rencontres intellectuelles qui ne se terminent pas parce qu’on ne s’entend pas.

J’adore encore plus les plaintes à la réception. Inutiles. Sans fondement. Le patron est lui-même amoureux de la belle serveuse aux yeux noirs.

– Votre serveuse est odieuse ! S’insurgent les dames interrompues à tout moment dans leur atelier d’écriture du mardi après-midi.

Elles ont haussé la voix. Sanction.

– Vous pouvez être sûr que nous ne reviendrons plus !

La clientèle de l’entrée du café, celle des habitués qui consomment au comptoir leur dé à coudre d’espresso dont l’odeur réveille ma narine de pierre, s’arrête dans son geste, médusée.

Le patron se tourne vers la serveuse.

La serveuse, elle, se tient là, dans l’encoignure de la porte ouvrant sur la deuxième salle où l’on met en scène, comme au théâtre, les amuse-gueules de l’aperitivo de 17 heures, comme c’est la coutume à Turin. Son pâle visage de madone aux cheveux noirs rayonne d’une incomparable douceur. La lumière d’une applique murale placée à hauteur de sa tête, la coiffe d’une auréole dorée. Elle s’appuie légèrement contre le chambranle foncé, tranquille, l’air soumis, son regard sombre porte au-delà de la vitre.

La clientèle, croyant sourire aux anges, sourit aux esprits malins qui sortent à présent du café. Les dames indignées ont réglé l’addition et les suivent en toute innocence.

Les voici les uns et les autres traversant la rue. Puis ils se séparent. Les dames poursuivent leur chemin et leur conversation au ton courroucé. Les autres s’arrêtent devant l’immeuble jouxtant le mien. Rien n’est prévu pour le protéger des frasques de leur entrée. Pas de sculptures rapportées. Saint-Georges, au-dessus de ma tête, tape du pied et frappe sa lance contre le rebord de stuc. Je le sens agacé, prisonnier de son cadre minéral. Les lions de pierre rugissent en silence. Mais c’est trop tard. Les visiteurs du soir ont poussé la porte de la maison d’à côté et je les entends rire en se bousculant dans l’escalier.

diable.jpg

 

 

 

3 commentaires sur “Sonatine en ré mineur, dite sonatine du Café Fuori

  1. ca ete plus fort que moi, je n’allais que jetter un coup d’oeil a mes messages avant de me mettre au menage pendant que la petite dort…et finalement l’histoire etait tellement prenante et magique que j’en ai oublie toutes mes bonnes intentions! Charmant et glacant a la fois!
    bonne continuation et bisous
    Fleur

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  2. C’est très étrange, mais ce Diable de pierre me rappelle cuelqu’un mais quelqu’un de vivant!!!vu ou ? c’est une autre histoire et si je le savais, je ne vous le dirais pas.
    Par contre si vous passez, à Lons le Saunier, vous pourrez découvrir, au 16 de la rue du Commerce, un très joli griffon, sans doute un enfant de votre démon, faussement immobile et qui a sans aucun doute, une très nombreuse descendance. C’est fou ce qui les démons font comme enfants!

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