Dans le delta du Mékong (1): les fantômes de Marguerite

Saïgon. Janvier 2019

Pour les admirateurs de Marguerite Duras, quoi de plus naturel que de chercher à la retrouver à travers les lieux fondateurs qui dessinent le décor obsessionnel de l’ensemble de son œuvre ? Or, de Sadec (petite ville au coeur du delta formé par le Mékong, fleuve aux neufs bras avant de disparaître dans la Mer de Chine) où sa mère dirigeait l’école de filles,  à Saïgon, où Marguerite (qui n’était pas encore Duras, mais Donnadieu), fut lycéenne au lycée Chasseloup Laubat et pensionnaire à la pension Lyautey, rien n’existe plus de ce qui fut l’univers de l’enfant, de l’amante. Rien n’existe plus, ou si peu! La recherche tient en tout cas du périple imaginaire.

Dans le film « L’Amant » de Jean Jacques Annaud (1992), le lycée Chasseloup-Laubat où Marguerite étudie est en fait le Lycée Pétrus Ký (aujourd’hui lycée Lê Hồng Phong, situé au 235 Nguyễn Văn Cừ du District 1)!

Quelle importance!

Le vrai lycée Chasseloup-Baulat est devenu en 1960 lycée  Jean-Jacques  Rousseau, pour rompre le lien qui le liait encore à l’empire colonial français.
Au début des années 70 le collège est cédé au gouvernement sud-vietnamien et prend le nom d’un lettré du pays  au XVIIIe siècle: Lê Quý Dôn.
Après la chute du gouvernement sud-vietnamien en avril 1975 il conservera le même nom,  Établissement de l’Enseignement général du 2e degré Lê Quý Dôn.

Là, Marguerite a définitivement quitté le lieu.

Autre lieu: Le bâtiment de la pension Lyautey.  Détruit?

« Marguerite n’a jamais habité à la pension Lyautey…écrit Laure Adler. Puis, plus loin: d’ailleurs la pension Lyautey n’a jamais existé »

Ce n’est pas grave. L’écriture, elle, est sous nos yeux:

Duras écrit: « C’est la pension Lyautey la nuit.

La cour est déserte. Vers le réfectoire les jeunes boys jouent aux cartes. Il y en a un qui chante. L’enfant s’arrête, elle écoute les chants. Elle connait les chants du Vietnam. Elle écoute un moment. Elle les reconnait tous. Le jeune boy du paso doble traverse la cour, ils se font signe, se sourient : Bonsoir…« 

Les lieux se brouillent, disparaissent, qui pourtant hantent toujours le lecteur de » l’Amant ».

Le quartier de la cathédrale, la rue Catinat…

Les photos de la cathédrale sur Commons

Et plus encore le lacis des sentiers aquatiques, le bac qu’il faut emprunter entre Vinh Long et Sadec, remplacé par de hauts ponts élancés.

Le pont Rạch Miễu

Voyez ce bac, écrit-elle, avec à son bord un bus, des camions à la gueule cabossée qui les fait ressembler à des bouledogues, des enfants qui vendent des tickets de loterie, des motocyclettes pétaradantes conduites par des cavalières au visage protégé par des mouchoirs. Tout vrombit, tout frémit sur le Mékong ! »

C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinh Long et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, celle des oiseaux. Je descends du car ; je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans. »

https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2010/07/08/sadec-sur-les-pas-de-marguerite-duras_1384466_3208.html

A Saigon, encore…arpenter le quartier chinois de Cholon. Retrouver la garçonnière de l’amant, Huỳnh Thủy Lê, ce riche chinois de Sadec. Mais qui sait où elle se trouve? Encore une fois, Jean Jacques Annaud nourrit notre imaginaire et fait ressurgir les fantômes.

Retrouverons-nous plus facilement les lieux empruntés par Marguerite enfant à Sadec?

Il n’en est rien. L’école, la maison d’habitation de la mère, tout a disparu. Reste l’emblématique « maison de l’amant » où Marguerite Donnadieu n’est cependant jamais entrée. Mais, récemment classée monument historique, la riche demeure est toujours là, prête à être visitée après avoir servi longtemps de poste de police.

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Inutile d’insister.Marguerite n’est pas là non plus…

Disparue également, dans l’actuel Cambodge, la maison  de Prey Nop du « Barrage contre le Pacifique » .

De fantôme en fantôme hantant les lieux ayant ou non existé, le mieux n’est -il pas dans cette quête, de laisser ces mots de Duras  extraits de l’Amant, nous habiter pour mieux la rencontrer?

« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. »

Kampot (3): L’universel écoulement…

bord d'eau

Le présent seul compte.

Chaque matin, assise à la table du petit déjeuner installée sur le trottoir, je vois passer à la même heure, la même jeune Annamite♦ reconnaissable à son habit traditionnel, portant sur son épaule une tige de bois où se balancent des plateaux de paille chargés de fruits frais. porteuse anamite

Bientôt suivie par une autre jeune Annamite chargée de curieux tubes de bambou noircis, tressautant aux extrémités de sa palanche

– Qu’y a-t-il dans ces tubes de bambous ?

Le gérant de « La Java Bleue », un jeune Khmer père d’une adorable petite fille d’à peine deux ans, qui va et vient entre les clients, les saluant d’un geste des mains jointes, m’informe qu’ils contiennent du jus sucré des palmiers à touffes hautes, appelés rôniers.

– Il est récolté du matin, en incisant le haut du tronc. On s’en sert de la même façon que le sucre de canne.

Quelques minutes plus tard, à la même heure qu’hier matin, le même tuk tuk attend ses passagers au même endroit.

tuk tuk Kampot 2

Le même marchand ambulant au panier de plastique rouge réveille le chaland.

marchande au sac rouge

Puis, apparaît le même cycliste aperçu hier au moment du petit déjeuner. Il passe devant l’hôtel et tourne à gauche. L’homme, un Européen âgé, de haute stature, porte une longue queue de cheval tressée. Sa couleur filasse tranche sur le hâle de la peau ridée de son dos largement découvert par un marcel très échancré.

Les petits moines font alors leur apparition, bol à aumônes caché dans les plis de leurs robes safran. La laverie d’en face vient d’ouvrir. Hier, aucune offrande n’y fut déposée. Aujourd’hui non plus. Indifférents, les enfants continuent leur quête matinale à chaque porte ouverte de ces bâtiments datant de la colonisation et que Marguerite Duras appelait « compartiments chinois ». Les Chinois, en effet, nombreux à s’être établis dans la région, avaient fait construire leurs demeures d’après un modèle unique répandu dans toute l’Asie du Sud-Est: une coursive offrant de l’ombre et donnant sur des pièces en enfilades, profondes et sombres.

aumone matinale des moines

Enfin, un chien noir s’installe au milieu du carrefour et semble régler la circulation inexistante.

chien circulation

Et la rivière, au bout de la rue, coule inlassablement, descendant du Bokor, partageant ses eaux en deux bras pour rejoindre la mer. A leur intersection, un village de pêcheurs chams et un temple au toit d’or reconstruit sur les ruines de l’ancien édifice mis à sac par les Khmers rouges.

temple Kampot«  Entrer dans la grande rythmique , c’est entrer dans l’universel écoulement…savourer la richesse de la vie dans l’humble geste de porter de l’eau et de couper du bois. »

dialogue Editions Desclée de Brouwer, p 67

♦ A l’époque de Marguerite Duras, les Annamites désignent les habitants de l’actuel Viet nam. Enfant et adolescente, elle voyagera pendant les vacances de  Sadec (Delta du Mékong; Viet Nam) où son père fut directeur de l’Ecole Normale et inspecteur de l’enseignement, et sa mère, institutrice, jusqu’à Prey Nup, canton de Kampot (actuel Cambodge). La mère, devenue veuve, y acquit la fameuse concession inondable qui ruina la famille.

L’Annam (Sud pacifié) était le nom du protectorat chinois sur une partie du territoire formant aujourd’hui le Viêt Nam de 618 à 939, avant l’indépendance du Dai-Viêt. Par la suite, le mot a continué d’être employé par les Chinois pour désigner le Viêt Nam ; l’usage a ensuite été repris par les Occidentaux pour désigner le Viêt Nam dans son ensemble. Enfin, le nom a servi à désigner le protectorat français d’Annam, de 1883 à 1945, dans le centre de l’Indochine française, le Nord du Viêt Nam étant alors appelé le Protectorat français du Tonkin, et le Sud la Cochinchine française. Le terme de Viêt Nam selon son usage moderne s’est imposé après 1945. Source Wikipedia.

Photos Guy Serrière